Publié le 20 déc 2019Lecture 11 min
ISCHEMIA ou « Couvrez cette sténose que je ne saurais voir »
Paul BARRAGAN, Pierre ROQUEBERT, Ollioules
Tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Car comme les nez avaient été faits pour porter des lunettes, les sténoses coronaires ischémiantes l’étaient pour être stentées. Nos sages experts européens avaient même ré-explicité très clairement en septembre 2019, les indications appropriées de revascularisation publiées en 2019(1), indications fondées sur l’existence d’une ischémie patente. Les deux objectifs de cette revascularisation reposant sur l’apaisement des symptômes angineux et de l’amélioration du pronostic.
La récente présentation tant attendue des résultats de l’essai ISCHEMIA(2),le 16 novembre dernier à Philadelphie, lors de l’AHA 2019, vient pondérer toutes les preuves accumulées confirmant un avantage à la revascularisation coronaire préventive chez des patients en angor stable avec ischémie basale documentée. Le fondement de cet essai ISCHEMIA a été d’analyser, chez des coronariens stables présentant une ischémie modérée à sévère évaluée par un test de stress, le risque d’un traitement médical optimal conservateur, à une stratégie invasive précoce.
L'essai ISCHEMIA
La question posée était limpide : « y a-t-il un intérêt, chez des patients présentant une ischémie d’effort modérée ou sévère traitée par un traitement médical optimal, à ajouter une coronarographie pouvant déboucher sur une revascularisation coronaire par angioplastie ou pontage ? »
Étaient exclus de l’essai, les patients en classe III et IV NYHAHF , en angor réfractaire, porteurs d’une FE < 35 %, ceux ayant présenté un syndrome coronarien aigu de moins de 2 mois, ceux revascularisés par pontage ou angioplastie de moins d’un an et enfin les atteintes significatives du tronc commun gauche (TCG). Les insuffisants rénaux très sévères exclus, ont fait l’objet d’une étude spécifique (ISCHEMIA-CKD)(2).
Méthodologie
L’étude a inclus 5 179 patients en angor stable souffrant d’une ischémie faible (12 %), modérée (33 %) ou sévère (50 %) répartis au hasard vers une stratégie invasive (n = 2 588) ou vers une stratégie conservatrice (n = 2 591) (figure 1). Les deux groupes, parfaitement appariés, bénéficiaient du même traitement antiangineux optimal.
Figure 1. Schéma de l’étude.
L’ischémie myocardique a été bien documentée par échocardiographie de stress (≥ 3 segments), scintigraphie (≥ 10 %), IRM (≥ 12 % et/ou ≥ 3 segments) ou ECG d’effort (≥ 1,5 mm ST dans au moins 2 dérivations avec angor).
Fait important, la randomisation a été effectuée dans tous les cas avant une éventuelle coronarographie invasive (afin d’éviter des exclusions liées à une atteinte coronaire très sévère). Un coroscanner a donc été réalisé en aveugle préalablement à la randomisation (dans 73 % des cas) pour exclure les sténoses du TCG de plus de 50 %, les patients sans sténose épicardique et quelques rares cas de dissection aortique. La population plutôt jeune (âge moyen 64 ans) comportait 41 % de patients diabétiques et 23 % de femmes. Le suivi moyen a été de 3,3 ans. Les patients étaient asymptomatiques dans 34 % des cas, certains souffraient au quotidien ou toutes les semaines (22 %) ou plusieurs fois par mois (44 %).
Le taux de croisement vers l’angioplastie s’élevait à 23 % à 4 ans dans le groupe conservateur. Un très faible taux de revascularisation itérative a été retrouvé dans le groupe invasif (figure 2). Les croisements du groupe conservateur vers le groupe invasif étaient liés soit à un événement intercurrent (13,8 %), soit à un angor réfractaire ou un échec du traitement médical optimal (3,9 %), soit à une non-adhérence (8,1 %).
Figure 2. Coronarographie et revascularisation. (Noter que 20% des patients du groupe invasif n’ont pas été revascularisés : 2/3 sans sténose significative et 1/3 car jugés non revascularisables).
L’objectif primaire associait : mortalité CV, IDM, arrêt cardiaque ressuscité et ré-hospitalisation pour angor instable ou défaillance cardiaque.
Les deux objectifs secondaires importants concernent le taux de décès (CV ou non) et/ou les IDM et la qualité de vie.
Résultats
• Objectif primaire (figure 3)
Figure 3. Objectif primaire : décès cardiovasculaire, IDM, hospitalisation pour UA, insuffisance cardiaque ou arrêt cardiaque ressuscité.
Aucune différence significative (p = 0,34) n’est retrouvée à 3,3 ans entre le groupe invasif (13,3 %) et le groupe conservateur (15,5 %). Après un taux de complications supérieur à 6 mois (+1,9 %) dans le groupe invasif, ce même groupe enregistre un bénéfice relatif de 2,2 % à 4 ans. On ne retrouve pas non plus de bénéfice significatif en faveur du traitement invasif, dans d’importants sous-groupes prédéterminés (diabétiques, sévérité de l’ischémie basale, atteinte pluritronculaire, lésions de l’IVA proximale).
• Objectifs secondaires
Aucune différence n’apparaît concernant les taux de décès ou d’IDM (11,7 % groupe invasif vs 13,9 % groupe conservateur), les décès CV (6,4 % invasif vs 6,5 % conservateur).
Concernant la qualité de vie, une amélioration significative et durable des symptômes est retrouvée chez les patients présentant des symptômes angineux tous les jours ou toutes les semaines (figure 4) ou plusieurs fois par mois (figure 5). Le score SAQ (Seattle Angina Questionnaire) utilisé associait fréquence des crises, qualité de vie et limitations de l’activité physique. Chez les patients sans angor clinique (34 %), la stratégie invasive n’apporte que des bénéfices minimes sur les symptômes pour la qualité de vie.
Figure 4. Patients avec crises angineuses quotidiennes ou hebdomadaires. Bénéfice du traitement invasif (score SAQ).
Figure 5. Patients avec crises angineuses mensuelles. Bénéfice du traitement invasif (score SAQ).
La clarté du message délivré par ISCHEMIA
Chez les patients en angor stable et présentant une ischémie faible, modérée ou sévère évaluée par test de stress (dans 75 % des cas par imagerie), le traitement invasif actuellement recommandé ne permet pas de réduire les événements cardiaques indésirables majeurs en comparaison à un traitement médical optimal. De plus le traitement invasif n’apporte aucun bénéfice concernant la mortalité CV et/ou les IDM. Ces résultats ne s’appliquent pas aux patients présentant des antécédents de syndrome coronarien aigu, d’atteinte significative du TCG ou dont la FEVG est inférieure à 35 % exclus de l’essai.
Sur le plan fonctionnel tous les patients présentant un angor clinique (66 %) ont été améliorés par la stratégie invasive.
Les auteurs de cet essai nous invitent donc à différer la prise en charge invasive des patients porteurs d’une ischémie coronarienne stable et de ne la réserver qu’aux sujets hautement symptomatiques ou présentant un événement évolutif grave.
Analyse critique de l'essai
Sur l’absence de réduction du critère composite décès CV/IDM
Les conclusions de l’essai ISCHEMIA ne sont nullement surprenantes. ISCHEMIA ne fait que confirmer ce que nous savions déjà. Aucun travail antérieur n’avait pu démontrer de différence significative à moyen ou long terme sur ce critère composite associant mortalité et IDM, y compris la métaanalyse de T.A. Trikalinos colligeant 25 388 patients issus de 61 essais randomisés(3).
Des essais les plus récents et remarquables ont évalué ce critère décès/IDM sans retrouver de différence significative :
– COURAGE : à 4,6 ans, 20 % invasif versus 19,5 % conservateur (en incluant les AVC) ;
– BARI 2D : à 5 ans, 13,2 % invasif versus 13,5 % conservateur ;
– FAME II : à 3 ans, 8,3 % invasif versus 10,4 % conservateur.
Il est de plus évident qu’aucun nouvel essai ne pourra plus jamais éthiquement démontrer une différence significative de ce critère principal (décès et IDM) en raison des cross-over inéluctables vers la revascularisation retrouvés respectivement à 23 % dans ISCHEMIA à 3,3 ans, 33 % à 4,6 ans dans COURAGE, 42 % dans BARI 2D à 5 ans et à 44 % dans FAME II à 3 ans (dont 17 % en urgence).
Par ailleurs, il faut espérer que les concepteurs d’ISCHEMIA reçevront les fonds nécessaires pour produire un suivi à plus long terme (7-10 ans), confirmer (ou infirmer) ces résultats et nous préciser les taux de croisement respectifs.
Faut-il discuter de la pertinence du critère composite : décès et infarctus ?
Les cardiologues interventionnels le savent depuis longtemps : l’élévation péri-procédurale des enzymes cardiaques a moins d’impact sur les résultats à long terme que l’infarctus spontané survenant dans les suites(3). Plus de 80 % des cardiologues interventionnels américains ne dosent plus aujourd’hui ces marqueurs (source TCTMD), conduites certainement accélérées par la pratique ambulatoire. Cependant, on ne peut décemment pas faire ce reproche aux concepteurs d’ISCHEMIA car les critères d’IDM choisis étaient indiscutables, précisément les critères du consensus 2013 de la Society for Cardiovascular Angiography and Interventions. À savoir soit une élévation des CK-MB > 5 normale (ou troponine > 35 x la normale) associée à des modifications permanentes ECG (sous-ST ou Q) dans au moins deux territoires ou flux TIMI < 2 (ou large dissection résiduelle), soit une seule élévation exclusive des biomarqueurs (CKMB > 10 normale ou troponines > 70 normale).
On peut en revanche constater le faible taux de complications péri-procédurales dans le bras invasif (les cardiologues interventionnels du monde entier sont désormais tenus de respecter cette obligation d’excellence) et le très faible taux de reprise dans ce même groupe, preuve de la maturité technique de cette revascularisation effectuée dans 74 % des cas par angioplastie dans une population comportant 42 % de diabétiques.
Aucune donnée économique n’est à ce jour disponible ; les prestataires de soins américains ne manqueront pas de l’exiger. Rappelons que l’étude FAME II avait montré l’équivalence des coûts respectifs à 3 ans entre les groupes angioplastie et traitement médical versus traitement médical seul.
Deux sous-groupes importants sont ignorés par ISCHEMIA
Tout d’abord, dans cette population d’angor stable, un groupe pré-spécifié comportant un antécédent d’infarctus dont on connaît le mauvais pronostic. Le registre prospectif international CLARIFY présenté récemment lors de l’ESC 2019, colligeant 32 703 patients avec un angor stable et suivis sur 5 ans, a identifié un groupe à très haut risque : celui des patients angineux aux antécédents d’IDM avec un taux de décès CV/IDM de 11,8 % versus 6,4 % en l’absence d’IDM (p < 0,001).
Il manque aussi de l’information sur la complétude de la revascularisation coronaire dans le groupe invasif. La métaanalyse des trois grands essais, SYNTAX, PRECOMBAT et BEST, regroupant 3 280 patients avaient retrouvé un gain significatif sur la mortalité à 5 ans si la revascularisation avait été complète chez les patients avec un score Syntax > 32 (réduction de 9 % ; p = 0,004) et chez les pluri-tronculaires (réduction de 4,5 % ; p = 0,005). Le risque après ISCHEMIA serait de céder à la tentation de ne traiter que les seules sténoses critiques a priori douloureuses et de négliger le caractère pronostique défavorable que constitue une revascularisation incomplète.
Sur l’amélioration symptomatique
Faut-il remettre en question les très récentes recommandations ESC sur l’angor stable de septembre 2019 qui nous incitent à envisager la revascularisation en plus du traitement médical optimal dans tous les cas de large ischémie documentées (> 10 %), de sténose coronaire critique (> 90 %) ou de FFR ≤ 0,80 concernant un gros vaisseau épicardique et dans tous les cas de dysfonction VG ischémiqu e sévère (FE < 30 %) (tableau) ?
Ces recommandations reposent assurément sur un socle expérimental solide fondé sur de nombreuses études (FAME II, RITA-2, TIME Investigators, COURAGE, SWISS II, BARI 2D, MASS II, ACME Veterans, etc.) qui vont toutes dans le même sens : la revascularisation myocardique réduit à court et long terme, les symptômes angineux, la consommation d’antiangineux et améliore l’exercice physique et la qualité de vie en comparaison à la stratégie conservatrice du seul traitement médical. Seul le tout récent essai ORBITA(4) n’avait pas démontré d’amélioration significative de la durée de l’effort sur tapis roulant à 6 semaines dans une population très hétérogène de 200 patients dont 25 % étaient en classe CCS 0 ou 1. Une toute récente nouvelle analyse d’ORBITA(5) vient d’infirmer ses premières conclusions et retrouve désormais une réduction significative (p = 0,007) des crises d’angor à 6 semaines chez les patients porteurs d’une « vraie ischémie » induite seul lors de l’échographie de stress (avec au moins un seul segment atteint). Cette seconde analyse avait pris le soin d’exclure les patients sans ischémie documentée !
L’essai ISCHEMIA confirme sans aucune contestation possible l’amélioration fonctionnelle de tous les patients présentant un angor clinique (66 %) par la stratégie invasive. Pourquoi donc priver ces patients symptomatiques de cette dernière ? Ces mêmes patients seront-ils encore revascularisables après 10 ou 15 ans de traitement médical ?
La reproductibilité d’ISCHEMIA en pratique courante
Les essais thérapeutiques y compris ceux publiés dans les meilleures revues réservent parfois des surprises allant à l’inverse des conclusions présentées. Tel ORBITA : après les 6 semaines marquant la fin de l’étude et la levée de l’aveugle, 85 % des patients du groupe médical ont demandé à « bénéficier » d’une revascularisation par angioplastie. En effet, le choix personnel du patient informé est un facteur à ne pas négliger. La poursuite (vraisemblable) du suivi à plus long terme d’ISCHEMIA est à surveiller en ce sens, si la décision d’éclairer les sujets inclus est prise.
Dans cette même idée, toute la stratégie d’ISCHEMIA est articulée autour du coroscanner indispensable pour éliminer les atteintes du TCG. Cette lecture a été effectuée par un laboratoire central indépendant en double aveugle. La même stratégie effectuée en routine clinique ne pourrait bien évidemment pas « cacher » aux patients (et à leurs cardiologues) l’existence d’une lésion critique de l’IVA proximale ou d’une atteinte pluri-tronculaire sévère. Y-a-t-il un seul cardiologue français qui refuserait une angioplastie d’une sténose serrée ischémiante de sa propre IVA proximale ?
Passons plus prosaïquement sur le fait que le cardiologue interventionnel (dont la coronaropathie est le cœur de métier) serait dorénavant exclu de toute décision si la réalisation de l’angioscanner coronaire était définitivement dévolue au radiologue. Ce débat est brûlant d’actualité.
Conclusion
Oui, il y aura un avant et un après ISCHEMIA. Car cet essai de grande envergure encouragera désormais plus encore les cardiologues interventionnels à assumer le traitement de la coronaropathie plus rationnellement encore. En premier lieu bannir définitivement, si cela n’avait déjà malheureusement pas été fait, toute revascularisation sans une indiscutable preuve d’ischémie myocardique au mieux documentée par imagerie de stress. Différer ensuite la revascularisation des patients strictement asymptomatiques (CCS 0 ou 1 et NYHA-HF 0 ou 1) et sans atteinte significative d’un ou plusieurs gros troncs proximaux. Dans tous les autres cas, il est désormais fondamental de bien expliquer à son patient que l’attitude invasive ne pourra seulement lui apporter qu’une amélioration symptomatique accompagnée dans la plupart des cas d’une réduction des antiangineux et par là même une amélioration de sa qualité de vie.
En oubliant avec modestie que le cardiologue interventionnel prolonge tous les jours la (sur)vie de ses patients en étayant ses sténoses ischémiantes chroniques. En similitude avec toute chirurgie dont le but, dans l’immense majorité des cas, tend exclusivement à l’obtention d’un seul bénéfice fonctionnel. Et de surcroît pour nous cardiologues interventionnels, un nouvel impératif catégorique : un taux de complications péri-procédurales tendant asymptotiquement vers zéro.
En espérant que le bon sens clinique finisse par l’emporter. Et en nous remémorant les dérives des médecins de Molière traitant leurs malades comme s’ils avaient été créés pour eux-mêmes et la nature elle-même comme une dépendance de la médecine.
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