Publié le 30 mar 2017Lecture 6 min
La trahison de la morphine
Jean-Pierre MONASSIER, unité de cardiologie interventionnelle, Hôpital Albert Schweitzer, Colmar ; Fondation de la Maison du Diaconat, Mulhouse.
La gestion de la douleur au cours de l’infarctus myocardique aigu (IDM) est malaisée. L’oppression thoracique peut être violente à la fois quand l’artère est occluse et (souvent) au moment du rétablissement du flux. Elle majore l’hyperadrénergie, la consommation d’oxygène et l’instabilité hémodynamique. Elle rend plus difficile le geste thérapeutique qu’est l’angioplastie primaire. C’est la raison pour laquelle on peut être amené à administrer de la morphine. C’est une erreur !
L’objectif de ce bref rappel est d’expliquer pourquoi il n’est pas souhaitable d’administrer de la morphine et de proposer des alternatives.
Sans traitement antithrombotique puissant, la reperfusion myocardique est souvent incomplète et le patient est exposé à la rechute y compris par thrombose précoce de stent. Les inhibiteurs du récepteur P2Y12 de la membrane plaquettaire sont désormais utilisés systématiquement et en particulier les molécules de 3e génération, une thiénopyridine , le prasugrel et une pyrimidine, le ticagrélor, qui supplantent pour de nombreuses raisons, parfois discutées, le clopidogrel (thiénopyridine de 2e génération) . Malchance : la morphine inhibe leur action.
Une ambiguité troublante ! Une « arme à double tranchant »?
Morphine et anti-P2Y12 : un couple incompatible
On s’intéresse à cette difficulté depuis peu mais on aurait pu s’en douter plus tôt car l’effet ralentisseur de la morphine sur le transit digestif est connu par les anesthésistes depuis au moins 40 ans(1).
CRUSADE. Selon cette l’étude sur le SCA ST-, elle accroît la mortalité(2). Le muscle lisse de la paroi gastrique et intestinale est partiellement paralysé. Il l’est, en outre, par l’infarctus lui-même en raison de modifications humorales et hémodynamiques. Toute médication par voie orale va ainsi atteindre le flux sanguin avec retard dans ce contexte pathologique d’urgence extrême. La survenue de vomissements accentue le phénomène.
ATLANTIC. Cette élégante étude(3), a comparé au cours d’un infarctus avec sus-décalage de ST évoluant depuis moins de 6 heures (n = 1 869) une dose de charge de ticagrélor (180 mg) administrée au moment du premier contact médical à son équivalent avant la coronarographie pratiquée en urgence. L’espoir était de bénéficier de l’afflux précoce de cet antiplaquettaire puissant, d’accroître la perméabilité coronaire initiale et la régression de ST avant l’angioplastie. Le résultat s’est avéré négatif au moment de l’angiographie mais favorable en fin d’angioplastie (segment ST) puis au cours des 24 heures suivantes(4) : absence de thrombose de stent (0 vs 1,0 % ; NNT = 100). L’absence d’effet immédiat peut être rapporté à un transfert rapide et à un gain de temps insuffisant entre les deux prises d’antiplaquettaire (délai médian : 31 minutes). Néanmoins, la moitié des patients a justifié l’utilisation de morphine. Ces derniers (n = 800) ont subi un effet délétère du ticagrélor préhospitalier contrairement aux autres (n = 798). Chez ces derniers, le sus-décalage de ST a régressé modestement mais significativement (p = 0,05). Le seuil retenu étant de 70 % de diminution, il a été atteint chez 17,2 % des patients en l’absence de morphine versus 11,6 % dans le cas contraire.
ATLANTIC PRIVATE. Cette étude biologique effectuée parallèlement(5) a montré une inhibition plaquettaire de 78,2 versus 23,4 % (p = 0,016) (VASP-PRI) à H1 postangioplastie, respectivement avec ou sans morphine, la différence restant significative à H2 : la douleur est diminuée mais l’action du ticagrélor est retardée. Un autre registre confirme ces données, y compris en excluant les patients ayant des vomissements. Une inhibition plaquettaire insuffisante est constatée à H2 chez 53 % des patients recevant la morphine versus 29 % chez ceux ne la recevant pas(6).
•IMPRESSION. Cet essai randomisé comparant ticagrélor + morphine ou placebo a objectivé une diminution de 35 % de la présence de l’antiplaquettaire dans la circulation au cours des 12 premières heures voire de 55 % de H0 à H6(7).
F. Franchi tente de forcer le barrage avec des doses de charge croissantes de ticagrélor jusqu’à 360 mg. Les conclusions sont biologiquement négatives mais encore plus nettement chez les patients sous morphine (différence non significative en raison du très faible nombre de patients)(8). Des données voisines sont disponibles après dose de charge de clopidogrel(6,7,10,11).
PINPOINT-PPCI. Dans cet essai, 34 % des patients ont été traités par morphine, 41,5 % par morphine et antiémétiques alors que 24,5 % étaient sous anti- P2Y12 seul (prasugrel ou ticagrélor). L’effet antiplaquettaire le plus puissant est constaté dans le groupe sans morphine(12).
Associée à un inhibiteur oral des récepteurs P2Y12, la morphine doit donc être contre-indiquée au cours de l’infarctus myocardique aigu !
Mécanismes
Au cours d’un syndrome coronaire aigu (SCA) avec sus-décalage de ST, les antiplaquettaires oraux agissent avec retard. La raison première est un ralentissement important de l’absorption digestive. La vidange gastrique est retardée, le muscle lisse du tractus digestif est moins actif(10). Lorsque s’y ajoutent des vomissements, la cause est entendue. En fonction de l’état clinique plus ou moins sévère du patient, on peut impliquer une vasoconstriction par hyperadrénergie. La morphine majore ces phénomènes en ciblant les récepteurs opioides du plexus « myentérique ». Elle majore évidemment le risque de vomissements (15 %).
On a pu discuter également une action antiplaquettaire directe par l’intermédiaire de récepteurs alpha2-adrénergiques plaquettaires(13) bien que des récepteurs spécifiques des opiacés ne semblent pas exister à ce niveau(14). On considère donc que l’action antiplaquettaire des anti-P2Y12 (15) n’est pas modifiée mais uniquement retardée et que la responsabilité de l’étape « absorption » joue le rôle majeur.
Une mauvaise surprise !
Les opiacés sont dotés d’une vertu séduisante : ils protègent le myocarde par une action « conditionnante » diminuant les lésions de reperfusion(16-19). Il a été montré chez 96 patients randomisés versus placebo que la morphine accroît la fréquence de régression totale du susdécalage de ST. Un inhibiteur de la morphine, la naloxone, bloque cet effet et un analogue, la méthadone, le favorise. De nombreux travaux ont été effectués sur ce thème et ne seront pas développés ici(17 : ch 22). Une voie de secours est possible : l’alfétanil (Rémifentanyl), dont l’action est uniquement centrale. Cette molécule produirait un bénéfice antalgique et conserverait l’effet protecteur myocardique(19).
L’association morphine + 600 mg de clopidogrel diminue la qualité de la reperfusion myocardique et accroît la taille de l’infarctus(20).
Dans la pratique
La morphine ne doit pas être utilisée en phase aiguë d’infarctus myocardique avec les inhibiteurs oraux du récepteur P2Y12 sauf à prendre le risque de supprimer toute couverture antiplaquettaire, déjà partielle en raison du ralentissement de l’absorption (y compris sans morphine). Toutefois dans FAST-MI, registre français de l’IDM, son administration préhospitalière ne modifie pas le pronostic mais ne donne pas de précisions quant aux antiplaquettaires(21).
Il semble inutile de majorer les doses du fait de la saturation des systèmes de transport au sein de la paroi intestinale (y compris jusqu’à 360 mg de ticagrélor) (cf ci-dessus)(8). Toutefois l’absorption de ticagrélor pourrait être favorisée en l’ad=ministrant sous forme “écrasée” (crushed tablets)(22,23) mais l’intérêt de cette « astuce » n’a pas été testé avec ou sans morphine. La molécule peut être conditionnée de façon à être mâchée (chewing tablets) permettant une absorption dès l’étape buccale(24).
Certains auteurs proposent d’élargir les indications des bêtabloqueurs IV (aténolol) qui diminuent la douleur de même que des doses plus élevées d’aspirine (500 mg).
L’alternative, sous réserve de travaux complémentaires, pourrait être le rémifentanil(19). Le rappel au secours d’un anti-GPIIb/ IIIa (bolus IV ou IC sans perfusion ultérieure) devrait également être rediscuté(25) dans l’attente d’un anti-P2Y12 actif par voie IV. ATLANTIC–H24 a montré que sous cette forme le risque hémorragique n’était pas accru(4). Le cangrélor se fait attendre et n’a pas été testé spécifiquement dans l’infarctus ST+. L’utilisation d’accélérateurs du transit (métoclopramide) s’est avérée efficace pour certains(26) et inefficace pour d’autres(27).
Au cath-Lab, l’inhalation de MEOPA (mélange équimolaire d’oxygène et de protoxyde d’azote), aisée à mettre en oeuvre, est séduisante et utilisable par l’équipe paramédicale après validation par le CLUD de l’établissement(17,28).
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