Publié le 14 avr 2016Lecture 8 min
Iatrogénie chez le sujet âgé
J. LAGANIER, S. CHUNG, A. TAN, C. BRUN, F. ALLACHE, R. DERROUICHE, V. DUCASSE, C. KIFFEL, A. TEIXEIRA, Service de gériatrie, Hôpitaux universitaires Saint-Louis-Lariboisière-Fernand Widal
La iatrogénie est un problème fréquent et potentiellement grave chez les personnes âgées. Nous présenterons ci-dessous ses aspects épidémiologiques, ses causes chez les personnes âgées et les précautions à prendre pour limiter le risque iatrogène.
Épidémiologie
La iatrogénie est un problème fréquent chez les personnes âgées (PA) avec un coût humain et économique considérable. En effet, on estime que la iatrogénie est responsable de 130 000 hospitalisations de PA par an en France(1). Une étude prospective menée durant 6 mois et ayant inclus 18 820 patients d’âge moyen montrait que la iatrogénie était responsable de 1 225 hospitalisations soit 6,5 % de l’ensemble des causes d’hospitalisation(2). Les métaanalyses semblent confirmer ce chiffre pour la population générale puisqu’elles rapportent que la iatrogénie serait responsable de 2,4 % à 6,2 % des hospitalisations. Cette proportion augmente largement avec l’âge puisque la iatrogénie est tenue pour responsable d’environ 10 à 20 % des hospitalisations chez les PA de plus de 65 ans et d’environ 20 % des hospitalisations chez les plus de 80 ans.
Causes de l’augmentation de fréquence de la iatrogénie chez les sujets âgés
Comme nous l’avons vu ci-dessus, la fréquence de la iatrogénie augmente nettement avec l’âge. Plusieurs modifications physiologiques liées à l’âge pourraient expliquer ce phénomène. On peut citer notamment la fréquence de l’altération de la fonction rénale (entraînant une augmentation de concentration des traitements à élimination rénale), la fréquence de la dénutrition (la diminution de l’albuminémie s’accompagnant d’une augmentation de la fraction libre du médicament et donc du risque de toxicité) et la diminution de la masse musculaire, de l’eau corporelle totale et l’augmentation relative des tissus adipeux (favorisant donc un surdosage des médicaments hydrosolubles et une accumulation des médicaments liposolubles). Pourtant l’âge ne semble pas être en lui-même la cause de cette augmentation de fréquence(3).
Le facteur principal de risque iatrogène est la polymédication (nombre absolu de médicaments pris en même temps)(4).
Cette augmentation du risque d’accident iatrogène est linéaire avec le nombre de médicaments pris. Cette donnée a été confirmée par un travail mené auprès des 31 centres régionaux de pharmacovigilance français qui retrouvait bien une augmentation de la proportion d’effets indésirables avec l’âge mais, après ajustement sur le nombre de médicaments consommés, la fréquence de survenue des effets indésirables était quasi constante entre les adultes d’âge moyen et les PA. Or on observe une augmentation de la consommation de médicaments avec l’âge. Ainsi en France, 16 % de la population a plus de 65 ans et consomme 39 % des médicaments prescrits en ville. Au total, 85,6 % des PA de plus de 65 ans utilisent des médicaments. Cette consommation est maximale dans la tranche d’âge allant de 80 à 89 ans. Les PA de plus de 80 ans non institutionnalisées prennent en moyenne 4,4 médicaments par jour(5). Le principal facteur de cette polymédication est la polypathologie. Une étude de l’Assurance maladie a montré une augmentation linéaire du nombre de médicaments consommés avec le nombre de maladies déclarées (jusqu’à 12 pathologies déclarées). Or la fréquence de la polypathologie augmente avec l’âge(6).
Un point intéressant est que cette polymédication est faite essentiellement de médicaments prescrits et non d’automédication.
Ainsi 74,9 % des PA ayant entre 60 et 69 ans prennent des médicaments sur prescription médicale et ce pourcentage monte à 82,4 pour les PA entre 70 et 79 ans et à 87 % chez les plus de 80 ans(5). À l’inverse, on observe une diminution de l’automédication avec l’âge : 4,4 % des PA de 60 à 69 ans prennent des traitements en automédication contre 4,1 % des PA entre 70 et 79 ans et 1,4 % chez les PA de plus de 80 ans. Cette donnée suggère donc que les médecins peuvent influer sur le risque iatrogène puisqu’ils sont à l’origine de la médication des PA.
Le risque d’accident iatrogène est le plus souvent évitable.
Néanmoins pour pouvoir diminuer le risque iatrogène, il faut que celui-ci soit prévisible. Or la aussi, les données de la littérature sont encourageantes. Les effets indésirables (EI) liés aux médicaments sont classifiés en type A s’ils sont prévisibles, liés au mécanisme de la molécule et dose-dépendants (par exemple, une déshydratation sous diurétiques) et en type B s’ils sont imprévisibles et indépendants de la posologie (par exemple, une réaction allergique à un traitement que le patient n’avait jamais pris auparavant). La proportion d’EI de type A parmi les EI entraînant une hospitalisation était de 72 % dans une étude prospective incluant 18 820 patients hospitalisés(2). Une autre étude prospective ayant analysé les EI conduisant à une consultation aux urgences retrouvait que 68 % d’entre eux étaient de type A et donc évitables(7). Ces deux études incluaient des patients d’âge moyen et des PA. En ce qui concerne uniquement les PA, la proportion des EI de type A parmi les EI justifiant d’une hospitalisation est estimée à 80 %(8). Le caractère prévisible ou non des EI varie grandement selon le type de thérapeutique, ainsi 50 % des EI liés aux diurétiques sont de type A alors que le type A ne représente que 6,5 % des EI secondaires aux antibiotiques.
Précautions à prendre pour limiter le risque iatrogène
Nous venons de voir que le risque d’accident iatrogène est le plus souvent évitable. Plusieurs démarches peuvent être envisagées pour le réduire. La première consiste à se référer aux listes de traitements déconseillés pour les PA. Plusieurs listes existent, on peut notamment citer les critères de BEERS et la liste de Laroche.
La première est une liste de traitements déconseillés chez les PA de plus de 65 ans.
Cette liste a été créée en 1991 et est régulièrement revue depuis. La dernière mise à jour datant de 2012(9). La liste de Laroche(10) établie en 2007 présente l’avantage de concerner les plus de 75 ans (donc une population « réellement » gériatrique) et d’être plus adaptée aux habitudes de prescriptions françaises qui diffèrent parfois de celles des Anglo-Saxons. Ces listes bien qu’utiles présentent cependant des limites, à savoir qu’elles font appel à une approche collective et non individuelle, et surtout qu’elles ne recouvrent pas forcément les traitements qui sont le plus fréquemment la cause d’EI chez les PA. L’étude prospective incluant 18 820 patients suscités(2) retrouvait par ordre de fréquence des traitements dont les EI entraînait une hospitalisation d’abord les diurétiques (27 % des cas) puis les antiagrégants plaquettaires (18 % des cas) puis les AINS (12 % des cas) et les AVK (10,5 % des cas). En outre, cette étude montrait que l’EI conduisant à l’hospitalisation était le résultat d’une interaction médicamenteuse dans 15,6 % des cas et que l’acétylsalicylate de lysine était responsable de 51 % des EI mortels. Ces données semblent confirmées par une métaanalyse(11) qui retrouvait que les EI de type A conduisant à une hospitalisation étaient dus dans 16 % des cas aux antiagrégants plaquettaires, dans 16 % des cas aux diurétiques, dans 11 % des cas aux AINS et dans 8 % des cas aux anticoagulants. Ces résultats méritent cependant d’être mis en perspectives. En effet, les médicaments à visée cardiovasculaire sont les plus utilisés chez les PA suivis en second par ceux intéressant le système nerveux central (classe qui comprend les antalgiques)(12).
Les médicaments les plus fréquemment responsables d’effets indésirables sont donc au final les médicaments les plus fréquemment prescrits.
Ce constat ne doit cependant pas inciter à ne pas prescrire un traitement utile à une PA mais à adopter une démarche thérapeutique la plus précise possible et un certain nombre de précautions que nous détaillerons ci-après.
Lors de la découverte (ou de l’évolution) d’une pathologie, la première question à se poser est : faut-il traiter ? Dit autrement, le traitement proposé estil indispensable, utile ou d’un intérêt mineur chez ce patient ? La seconde étape est de ne prescrire que des thérapeutiques dont l’efficacité est scientifiquement prouvée (au mieux chez le PA mais rares sont les études incluant ou portant chez des sujets très âgés du fait des difficultés méthodologiques liées à cette population) ? La troisième étape repose sur l’appréciation individuelle du rapport bénéfice-risque de cette thérapeutique chez le patient (prise en compte des comorbidités, de la dangerosité potentielle connue de la thérapeutique proposée chez le PA). Ensuite il faut vérifier que le traitement envisagé n’interagisse pas avec ceux que prend déjà le patient (ce qui implique bien entendu d’en avoir la liste exhaustive), adapter la posologie aux caractéristiques du patient (on pensera notamment à estimer la fonction rénale selon la formule de Cockcroft et Gault qui, bien qu’elle estime moins bien la fonction rénale réelle des PA que la formule MDRD, est celle qui doit être utilisée pour les adaptations thérapeutiques puisque celles-ci ont été établies en utilisant cette formule) et s’assurer que la galénique est adaptée au patient (on pensera par exemple à éviter les gouttes ou aux prescriptions de « quarts de comprimés » chez des patients parfois porteurs de troubles visuels ou d’atteintes rhumatologiques digitales). L’éducation du patient (ou de son entourage si le patient n’est pas en capacité de recevoir ou de comprendre l’information) est bien entendu indispensable. Enfin, il faut dès la prescription initiale définir une durée de traitement (qui peut être « à vie » dans certains cas). L’étape suivante est, aux vues des EI potentiels connus et fréquents de la molécule prescrite, de prévoir leur surveillance et/ou leur prévention (par exemple, prescription de surveillances de la fonction rénale et du ionogramme sanguin après avoir mis en place des diurétiques). Il faut également prévoir d’emblée la surveillance de l’efficacité du traitement introduit.
En ce qui concerne le suivi, tous les traitements doivent être réévalués au minimum une fois par an, lors de chaque nouvelle pathologie et lors de l’introduction de chaque nouveau traitement.
Les points à vérifier lors de ces réévaluations sont essentiellement : y a-t-il encore une indication ? Le rapport bénéfice/risque s’est-il déplacé (par exemple, patient sous AVK pour une ACFA depuis plusieurs années mais présentant désormais des chutes à répétition) ? Le patient est-il observant au traitement et à la surveillance du traitement ? Réévaluation de l’efficacité et de la tolérance du traitement.
Ces démarches de prescriptions et de suivis des patients peuvent sembler fastidieuses et difficiles à réaliser dans la pratique quotidienne mais sont pourtant indispensables à la bonne prise en charge des PA. Ces recommandations ont été résumées par la Haute Autorité de santé (HAS) qui a mis à disposition des outils disponibles sur le site internet de la HAS(13).
En pratique
La iatrogénie est un problème majeur en gériatrie tant au niveau individuel qu’en termes de santé publique.
Le facteur essentiel de la iatrogénie est la polymédication qui résulte de la polypathologie qui est fréquente chez les PA.
Sa prévention repose sur une conduite diagnostique et thérapeutique la plus précise possible et prenant en compte l’ensemble des comorbidités et des caractéristiques du patient.
L’utilisation de l’informatique et le développement des systèmes d’information (tels que le Dossier Médical Partagé) est certainement un point important pour atteindre ces objectifs.
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