Vasculaire
Publié le 11 mai 2004Lecture 10 min
Dissection aortique : un œil neuf sur une vieille maladie
J.-L. MONIN, CHU Henri Mondor, Créteil
Plus que jamais, les pathologies cardio-vasculaires gardent la première place dans les statistiques de mortalité des pays occidentaux « développés ». La prévalence de la pathologie aortique augmente régulièrement en raison du vieillissement de la population, de la forte incidence de l’hypertension artérielle et grâce à une meilleure connaissance liée au développement des techniques d’imagerie non invasives (échographie transœsophagienne, scanner à coupes fines, IRM). Cependant, malgré l’amélioration des techniques diagnostiques, la diversité des étiologies et la complexité des algorithmes décisionnels laissent volontiers perplexe le cardiologue praticien. Les nombreuses publications récentes issues du Registre international sur la dissection aortique (IRAD) sont une occasion unique de mieux cerner le problème. La première partie de cette mise au point est centrée sur la dissection ; la seconde partie sera consacrée à l’hématome intrapariétal aortique.
Étiologies classiques, nouveautés et idées reçues
Tous les phénomènes fragilisant la média aortique sont susceptibles de favoriser l’émergence d’un anévrisme ou d’une dissection (tableau 1).
Les principales étiologies
Parmi les étiologies classiques, le syndrome de Marfan et le groupe des syndromes d’Ehlers-Danlos restent des causes reconnues bien que relativement rares :
- le syndrome de Marfan est la plus fréquente des maladies génétiques touchant les tissus interstitiels avec une incidence de 1/7 000, liée à une mutation sur le gène de la fibrilline-1 (protéine de la matrice extracellulaire) de transmission autosomique dominante à pénétrance variable ;
- les syndromes d’Ehlers-Danlos sont un regroupement hétérogène de maladies génétiques touchant les tissus interstitiels vasculaires, la peau et les articulations (11 types décrits), dont la prévalence est plus difficile à apprécier.
HTA. À côté de ces maladies rares, il faut garder à l’esprit que la cause numéro 1 de dissection aortique est l’hypertension artérielle, retrouvée dans 72 % des cas du registre IRAD, associée ou non aux autres facteurs d’athérosclérose (tabac et dyslipidémies, notamment).
Dissections iatrogènes. Parmi les causes moins fréquentes, les dissections iatrogènes survenant au décours d’un cathétérisme rétrograde ou d’un clampage aortique (chirurgie sous CEC) doivent être évoquées systématiquement devant une instabilité hémodynamique ou des signes d’hypoperfusion viscérale.
Crack. Plus récemment, l’utilisation de cocaïne (fumée sous forme de crack) a été mise en cause dans plus d’un tiers des cas sur une série de 38 dissections aortiques répertoriées dans un hôpital de San Francisco (Californie). La population concernée était essentiellement de race noire avec une HTA ancienne et négligée ; la dissection survient généralement dans les 12 heures suivant la consommation de crack, favorisée par la libération massive de catécholamines endogènes.
Grossesse. Par ailleurs, la grossesse a longtemps été considérée comme un facteur favorisant l’apparition d’une dissection. Les données récentes du registre IRAD semblent contredire cette notion, puisqu’au sein même des patientes atteintes de syndrome de Marfan, la survenue d’une dissection n’est pas influencée par la grossesse, mais plutôt par la taille de l’aorte ascendante.
Bicuspidie aortique/Marfan : patients à haut risque
• Une étude récente a comparé l’histologie d’anévrismes aortiques prélevés chez des patients atteints de syndrome de Marfan ou de bicuspidie aortique : dans les deux cas, des zones de nécrose médiacystiques étaient présentes, associées à des anomalies des protéines interstitielles (fibrilline, fibronectine et tenascine). De plus, le pourcentage de cellules musculaires lisses apoptotiques était anormalement élevé dans les deux groupes de patients comparativement à la population témoin (Marfan, 27 ± 8 % ; bicuspidie, 32 ± 14 ; groupe témoin, 7 ± 5 %). Les auteurs ont conclu qu’il existe une altération de la quantité et de la répartition des protéines interstitielles associée à une apoptose accélérée des cellules musculaires lisses en cas de bicuspidie, de manière identique au syndrome de Marfan.
• Par ailleurs, une autre étude a comparé les tissus aortiques et pulmonaires prélevés chez 21 patients avec bicuspidie et 16 patients témoins. En cas de bicuspidie, la quantité de fibrilline-1 était significativement réduite dans la paroi aortique (p = 0,001), mais également dans la paroi pulmonaire (p = 0,06), avec une augmentation de l’activité de la métalloprotéinase 2, corrélée au diamètre aortique (r = 0,74, p = 0,05). L’hypothèse plausible est donc une fibrilline-1 déficiente dans le tissu interstitiel vasculaire, stimulant l’activité lytique des métallopro- téinases, avec fragilisation de la média favorisant l’apparition d’anévrisme et de dissection aortique.
• Enfin, une dernière étude a montré que le remplacement d’une valve aortique bicuspide ne prévient pas la dilatation de l’aorte ascendante, qui continue d’évoluer après la chirurgie.
Au total
Les arguments s’accumulent en faveur d’une origine génétique de la bicuspidie, qui est bien une maladie des tissus intéressant l’ensemble du culot aortique et non une simple malformation valvulaire. Les risques évolutifs de la bicuspidie sont donc proches de ceux du syndrome de Marfan. De ce fait, les dernières recommandations européennes regroupent ces deux pathologies en cas de dilatation de l’aorte ascendante : quel que soit le degré d’atteinte valvulaire aortique, le remplacement prophylactique de l’aorte ascendante est recommandé lorsque le diamètre aortique dépasse 50 mm en cas de Marfan ou de bicuspidie ; le seuil décisionnel est relevé à 55 mm dans les autres cas.
Critères diagnostiques
Quelle que soit la technique employée, le diagnostic de dissection aortique repose sur la présence de quatre critères (figures 1 et 2) :
- présence d’un voile intimal intraluminal aortique, dont la mobilité est indépendante des parois ;
- séparation de la lumière aortique en un double chenal : vrai chenal (généralement plus étroit) et faux chenal (généralement plus large, comprimant le vrai chenal) ;
- mise en évidence de vitesses différentes des flux sanguins dans le vrai et le faux chenal ;
- localisation de la porte d’entrée sous la forme d’une rupture intimale faisant communiquer largement vrai et faux chenal.
La présence des quatre critères est indispensable pour affirmer le diagnostic de dissection vraie (forme commune) ; en l’absence de voile intimal, de faux chenal circulant ou de porte d’entrée, d’autres diagnostics moins fréquents doivent être évoqués, comme l’hématome intrapariétal aortique (HIP) (envisagé en détail dans la seconde partie de cette mise au point).
Figure 1. Dissection aortique de type A (Stanford) ; visualisation du voile intimal dans l’aorte ascendante par échographie transthoracique. A : coupe parasternale grand axe : le voile intimal est nettement visible (flèches) en arrière des sigmoïdes aortiques, de part et d’autre de la porte d’entrée (flèche jaune) située au ras des sinus de Valsalva. B : TM sur l’aorte initiale montrant l’écartement systolique des deux bords du voile intimal de part et d’autre de la porte d’entrée (flèches).
Figure 2. Mise en évidence des différentes vitesses circulantes entre vrai et faux chenal par échographie transœsophagienne. A : Le vrai chenal, central, est nettement délimité par le voile intimal (flèches) dans l’aorte ascendante. B : Hautes vitesses dans le vrai chenal, le flux Doppler couleur est “ moulé ” par le voile intimal (flèches).
Classifications
La classification la plus utilisée actuellement est celle de Stanford (figure 3) :
- type A : toute dissection intéressant l’aorte ascendante ;
- type B : dissection débutant au pied de l’artère sous-clavière gauche, respectant la crosse et l’aorte ascendante.
L’utilisation large de cette classification est justifiée par les implications pronostiques et thérapeutiques, radicalement différentes entre les types A et B (tableau 2).
Figure 3. Classification de Stanford, la plus utilisée actuellement, correspondance avec la classification de De Bakey.
Signes et symptômes d’une dissection aortique (registre IRAD)
La première publication issue du registre IRAD est parue dans le JAMA en 2000 et concernait 464 patients, dont deux tiers d’hommes (âge moyen 63 ans). Concernant la localisation, on observe deux tiers de type A (touchant l’aorte ascendante) et un tiers de type B ; les dissections de type A surviennent chez des patients plus jeunes (61 ans en moyenne, contre 66 ans pour les types B), dont la plupart des cas de Marfan. La forte prévalence de l’HTA (72 % des cas) et la répartition ethnique ne diffèrent pas dans les deux groupes.
La sémiologie « classique » de la dissection aortique est quelque peu remise en cause par le registre IRAD.
Symptômes
Le symptôme majeur (présent dans 85 % des cas) devant évoquer le diagnostic est une douleur thoracique extrêmement brutale, d’emblée maximale, décrite comme la douleur la plus insoutenable jamais ressentie par le patient.
Cette douleur est plus volontiers antérieure (71 % des cas) en cas de type A ; à l’opposé elle est plutôt dorsale (63 % des cas) en cas de type B.
Les autres symptômes sont nettement au second plan : le caractère migrateur de la douleur est relativement rare (17 % des cas) au même titre que la syncope (seulement 9 % des cas, plus fréquente dans le type A).
À l’examen
Les signes d’examen retrouvés dans les dissections de type A sont : un souffle d’insuffisance aortique (44 % des cas), une pression artérielle systolique < 100 mmHg (11 %), voire des signes de tamponade ou choc (13 %).
Dans le type B, la pression artérielle est volontiers plus élevée, > 150 mmHg dans 70 % des cas.
Quelles méthodes diagnostiques ?
La pratique actuelle, sur une série de 628 patients issus du registre IRAD, montre que le scanner thoracique occupe la première place pour le diagnostic de dissection aortique, suivi par l’échographie transthoracique (ETT) et transœsophagienne (ETO) ; curieusement, le recours à l’ETO de première intention n’apparaît que dans un tiers des cas (figure 4). La place de l’IRM, actuellement réduite, devrait croître progressivement, grâce à l’augmentation du nombre de machines et au développement de l’IRM cardiaque.
Figure 4. Techniques d'imagerie utilisées en pratique courante pour le diagnostic de dissection aortique. Données du registre IRAD, adapté d'après Moore et al. A% J Cardiol 2002 ; 89 : 1235-8.
À l’ETO
Comparativement au scanner, l’ETO présente l’avantage d’une disponibilité au lit du patient, d’une imagerie dynamique (mobilité du voile intimal, différences de vitesses entre vrai et faux chenal) et d’une localisation fiable de la porte d’entrée. Ce dernier point est important en cas d’indication chirurgicale (type A), notamment en cas de porte d’entrée située sur l’aorte horizontale.
Les critères en faveur d’un artefact de réverbération sont les suivants :
- lignes arciformes, floues, se raccordant mal aux parois aortiques ;
- la mobilité de ces lignes (en TM) est rigoureusement parallèle aux mouvements des parois et les flux Doppler couleur ne sont pas séparés par ces lignes (figure 5).
Finalement, le choix entre scanner et ETO pour le diagnostic initial dépend des possibilités et de l’expertise locale du centre où le patient est admis.
Figure 5. Artefact de réverbération de l’interface aorte/oreillette gauche sur une aorte dilatée en échographie transœsophagienne. A : Lignes arciformes, floues, se raccordant mal aux parois aortiques visibles sur une incidence aortique à 120°. B : Le mode TM montre une mobilité des lignes parallèle aux parois aortiques et auriculaire gauche. C : La cause de cette dilatation aortique est une bicuspidie de forme commune (grande valve ant érieure/petite valve postérieure).
Les recommandations européennes récentes
- L’ETO et le scanner sont placés en premier choix, en soulignant l’avantage de l’ETO pour localiser la porte d’entrée.
- L’IRM est proposée en second choix.
- Les indications de l’angiographie sont nettement réduites, réservées aux patients dont l’hémodynamique est parfaitement stable et chez lesquels les examens non invasifs n’ont pas pu conclure.
- L’angiographie de première intention est contre-indiquée, a fortiori chez un patient instable, de même que la coronarographie systématique avant intervention chirurgicale urgente.
Voir tableau 3.
Pronostic et traitement(s) d’une dissection en 2004
Tout patient suspect de dissection aortique doit être hospitalisé d’urgence en unité de soins intensifs, de préférence dans un centre disposant de la chirurgie cardiaque.
Traitement médical
Le traitement médical initial comporte un contrôle de douleur (antalgiques majeurs par voie SC ou IV) et de la pression artérielle, dans le but de maintenir une PA systolique ≤ 110 mmHg (bêtabloquants et vasodilatateurs IV). L’étape suivante est d’obtenir rapidement une ETO ou un scanner thoracique afin d’affirmer le diagnostic.
La conduite à tenir dépend de la classification selon Stanford :
- chirurgie en urgence en cas de type A,
- traitement médical de première intention en cas de type B non compliqué.
Chirurgie
Le but de la chirurgie dans la dissection aiguë de type A est de prévenir la rupture aortique ou la tamponade, de traiter l’insuffisance aortique et une éventuelle ischémie myocardique. La technique la plus couramment employée est donc le remplacement de l’aorte ascendante, qui élimine la porte d’entrée dans la plupart des cas. Une porte d’entrée située sur l’aorte horizontale peut nécessiter un traitement propre.
Remplacement valvulaire. La valve aortique peut être conservée dans certains cas, par des techniques de reconstruction du culot aortique avec réimplantation des coronaires (Tyrone David). À l’opposé, en cas de dilatation anévrismale du culot aortique, de syndrome de Marfan ou de bicuspidie aortique, la plupart des équipes pratiquent un remplacement valvulaire systématique (tube de Bental).
Malgré les progrès des techniques chirurgicales et d’anesthésie, la mortalité opératoire au stade aigu d’une dissection de type A reste lourde : de 15 à 25 % selon les séries et, globalement, le pronostic des types A est plus sévère que celui des types B (tableau 2).
Les techniques endovasculaires n’ont pas leur place actuellement dans les dissections de type A. Par contre, dans les dissections de type B, les stents couverts mis en place par voie artérielle sont actuellement en cours d’évaluation. Les principales indications sont la dilatation progressive de l’aorte ou l’ischémie de branches collatérales. Idéalement, la porte d’entrée et un segment suffisamment long d’aorte sont couverts par un ou plusieurs stents, permettant l’occlusion du faux chenal, la réexpansion du vrai chenal et prévenant le remodelage anévrismal de l’aorte.
Conclusions
La dissection aortique reste une pathologie redoutable, dont la cascade de complications dévastatrices entraîne une mortalité de 1 % par heure dans les 24 heures suivant le début des symptômes. Cela justifie qu’une suspicion de dissection soit considérée comme une urgence absolue, devant entraîner le transfert rapide par le moyen le plus approprié vers un centre disposant de la chirurgie cardiaque.
Une fois le diagnostic établi par la technique d’imagerie non invasive la plus rapidement disponible, la décision thérapeutique repose essentiellement sur la classification de Stanford :
- chirurgie en urgence pour les dissections de l’aorte ascendante (type A),
- traitement médical de première intention pour les dissections débutant sur l’aorte descendante (type B).
Malgré la mise en œuvre d’un traitement adapté, la mortalité intrahospitalière reste lourde, de l’ordre de 30 %. L’amélioration du pronostic repose sur une meilleure diffusion des connaissances les plus récentes et des algorithmes décisionnels concernant la pathologie aiguë de l’aorte thoracique. Dans cette optique, la tenue de registres internationaux prospectifs comme IRAD sera certainement déterminante dans les années à venir.
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