Risque
Publié le 12 déc 2006Lecture 6 min
Quand la dysfonction érectile devient une alliée !
Comme les individus, les maladies ont souvent une histoire. Comme nous, elles peuvent naître, se développer et disparaître. Ceci est vrai, bien sûr, pour les maladies infectieuses qui émergent un jour à la suite d’une mutation microbienne ou d’un bouleversement environnemental : se répandant à la surface de la terre, elles s’éteignent parfois (à la faveur d’une intervention médicale directement ciblée, comme ce fut le cas pour la variole, ou du fait de phénomènes plus complexes comme pour la peste par exemple). Mais, en dehors des affections transmissibles, bien d'autres maladies évoluent avec le temps, soit qu'elles apparaissent ou se propagent après une modification de l'environnement humain (comme le tabagisme, l'obésité ou même le diabète), soit qu'elles semblent se développer à mesure que nos connaissances sur leur physiopathologie s'accroissent ou que des thérapeutiques se font jour pour les traiter. La dysfonction érectile (DE) est un exemple frappant de cette évolution historique.
Désignée jusqu'au début des années 90 par le terme plus définitif d'impuissance, la DE aurait pu être classée comme une maladie orpheline dans les premières années du XXe siècle. Elle était, en effet, à peine mentionnée dans les meilleurs traités de médecine, sa physiopathologie était obscure (lorsqu'elle n'était pas attribuée à un mauvais sort comme un nouage des aiguillettes) et son traitement fantaisiste. Freud et Kinsey redonnèrent un peu de vigueur au concept, le premier en rapportant ce trouble à des conflits psychiques, le second en laissant entrevoir une fréquence jusque-là insoupçonnée.
Mais avec l'avènement de traitements médicaux efficaces et faciles à prescrire au milieu des années 90, c'est-à-dire après la mise à disposition des praticiens des médicaments de la famille des inhibiteurs de la phosphodiestérase 5, la DE est passée du statut d'affection rare à celui de maladie universelle. Et de celui de malédiction imprévisible à celui d'indicateur de l'état de santé.
C'est du moins ce que l'on peut conclure à la lecture d'une très importante étude prospective conduite sur ce thème par une équipe d'urologues américains publiée dans le JAMA.
Où l'on se sert d'un groupe placebo pour étudier la population générale
I. Thompson et coll. ont entrepris ce travail pour infirmer ou confirmer l'hypothèse selon laquelle la DE pourrait être considérée comme un véritable symptôme révélateur d'une atteinte cardiovasculaire occulte. Cette hypothèse s'appuie sur deux types d'arguments :
- quelques études épidémiologiques, le plus souvent rétrospectives ou de faible envergure, ont retrouvé une corrélation entre survenue d'une DE et maladie cardiovasculaire ;
- il existe une parenté physiopathologique apparente entre DE et athérosclérose, certains des facteurs de risque des deux entités étant communs.
Mais conduire une étude épidémiologique sur ce thème, qui nécessite d'inclure plusieurs milliers d'hommes et de suivre parallèlement leur fonction sexuelle et leur morbidité cardiovasculaire sur de longues années était une gageure qui n'aurait pu être relevée sans des moyens disproportionnés. C'est pourquoi Thompson et coll. ont eu l'idée lumineuse d'utiliser les résultats d'un autre travail prospectif de très grande ampleur qu'ils avaient eux-mêmes dirigé, le Prostate Cancer Prevention Trial. Cet essai multicentrique randomisé en double aveugle publié en 2003 dans le New England Journal of Medicine, avait pour but de démontrer l'intérêt préventif de la prise de finastéride sur l'apparition d'un cancer de la prostate chez des hommes > 55 ans. Or, pour les besoins de cette étude, afin d'évaluer les effets secondaires sexuels potentiels du finastéride (un inhibiteur de la 5 alpha réductase, enzyme qui métabolise la testostérone), tous les patients, qu'ils soient dans le groupe traitement actif ou dans le groupe placebo, ont « bénéficié » d'une évaluation de leur fonction érectile, de leur libido et de leur volume spermatique à l'entrée dans l'essai, puis tous les ans.
Compte-tenu de la date du début de cette étude, la fonction érectile n'a pas été évaluée par l'IIEF (International Index of Erectile Function) mais par un score plus ancien (et plus simple) répartissant les sujets en 3 classes : normal (0), difficulté lors de la pénétration(1), pas d'érection(2). Dans le même temps, pour vérifier, comme dans tout essai de phase 3, l'innocuité du produit, les événements cardiovasculaires significatifs survenus dans les deux groupes ont été colligés. Pour transformer cet essai thérapeutique en une étude épidémiologique d'observation, il suffisait donc de ne s'intéresser qu'au groupe placebo, constitué de 9 457 sujets > 55 ans (moyenne 62 ans) suivis durant 7 ans. Deux résultats principaux se dégagent de ce travail unique en son genre.
47 % des sujets > 55 ans souffrent de DE
Premièrement, la fréquence de la DE au-delà de 55 ans est extrêmement élevée, et même supérieure à certaines des estimations antérieures. Ainsi, à l'entrée dans l'étude, parmi les sujets n'ayant pas d'antécédents cardiovasculaires (n = 8 063), 47 % présentaient une DE (score 1 ou 2) et, parmi les individus indemnes, 57 % ont développé une DE en 5 ans et 65 % en 7 ans.
Au total, à un âge moyen de 69 ans, seuls 18 % des sujets sans antécédents cardiovasculaires à l'entrée dans l'étude ne souffraient pas de troubles de l'érection !
Ces chiffres, pour élevés qu'ils soient, sous-estiment probablement pourtant la prévalence de la DE dans la population générale puisqu'ils ne tiennent pas compte des sujets atteints d'une affection cardiovasculaire à l'entrée dans l'étude (chez lesquels la fréquence des troubles de l'érection est, bien sûr, plus importante) et que, pour être admis dans le Prostate Cancer Prevention Trial, il fallait avoir une espérance de vie d'au moins dix ans, ce qui élimine les individus en mauvais état de santé général. À l'inverse, il est possible que la définition relativement grossière de la DE adoptée dans ce travail ait conduit à surestimer la fréquence de la DE comparativement à une évaluation basée sur l'IEEF.
Quoi qu'il en soit, on pourrait, sans exagérer, conclure de ces chiffres, qu'au-delà de 65-70 ans, la DE est un état « physiologique » (au sens statistique du terme) et qu'une fonction érectile normale à cet âge constitue une heureuse exception !
La DE est bien un indicateur de risque vasculaire
Le deuxième élément saillant de ce travail est que l'hypothèse de départ des auteurs est confirmée, c'est-à-dire que l'apparition d'une DE est bien un signe avant-coureur puissant de maladie cardiovasculaire. Pour le déterminer, Thompson et coll. ont étudié plus précisément la cohorte de 4 247 sujets indemnes de troubles de l'érection et de pathologie cardiovasculaire à l'entrée dans l'étude. Parmi eux, comme on l'a vu, 65 % ont développé une DE, dite incidente, dans les 7 ans.
Après ajustement sur les facteurs de confusion potentiels, l'apparition d'une DE a été associée à une augmentation du risque de survenue d'événements cardiovasculaires (angor, infarctus, AVC) de 25 % (intervalle de confiance à 95 % [IC95%] entre 2 et 53 % ; p = 0,04). Si l'on tient compte de tous les sujets ayant des troubles de l'érection (DE préexistante et incidente), l'augmentation du risque vasculaire atteint 45 % (IC95% : 25 à 69 % ; p < 0,001). Bien sûr, malgré ces résultats il n'est pas possible de considérer la DE comme un véritable facteur de risque cardiovasculaire mais bien plutôt comme un marqueur de risque ou comme un signe avant coureur.
Des conséquences pratiques importantes
Une analyse fine des relations entre DE incidente et événements cardiovasculaires permet de dégager deux éléments importants :
– la valeur prédictive d'une DE est proche de celle associée au tabagisme chronique, à une HTA traitée, une hyperlipidémie ou aux antécédents familiaux d'infarctus du myocarde. Elle est toutefois inférieure à celle du diabète ;
– en pratique, la courbe de fréquence des événements cardiovasculaires après la survenue d'une DE incidente, montre que le délai entre le premier signe de DE et le développement d'une maladie vasculaire est relativement long. Ainsi, la première année, le risque d'événements vasculaires n'est que de 2 %, tandis qu'il atteint 11 % 5 ans après les premiers troubles érectiles (figure).
Figure. Corrélation entre le risque d’événement cardiovasculaire et la durée de survenue de la DE.
Malgré certaines faiblesses inhérentes à la méthodologie de l'étude (notamment l'absence de données détaillées sur les prises de médicaments pouvant interférer avec la sexualité), on peut tirer plusieurs enseignements pratiques de ce travail.
La survenue d'une DE, qui est souvent le seul motif de consultation chez des hommes par ailleurs asymptomatiques, incite à pratiquer un bilan cardiaque adapté et à corriger soigneusement les facteurs de risque qui mettent en péril à la fois la fonction érectile et l'intégrité du système cardiovasculaire. Des études ultérieures permettront peut-être de préciser les examens à visée cardiologique les plus utiles dans ces DE survenant à la cinquantaine.
Le caractère relativement précoce de la DE comme marqueur de risque vasculaire (98 % des sujets étant indemnes de pathologie cardiovasculaire à un an) autorise bien sûr à traiter médicalement la DE en prescrivant, au besoin, des inhibiteurs de la phosphodiestérase 5.
Au total
Au-delà de son importance intrinsèque, qui justifie une prise en charge spécifique, la DE doit donc désormais être considérée comme un véritable symptôme sentinelle et comme un marqueur précoce de la maladie vasculaire.
Pour en revenir à notre histoire des maladies, on pourrait presque écrire que, grâce aux nouvelles possibilités thérapeutiques qui ont conduit les troubles de l'érection à sortir de l'ombre, la DE n'est non seulement plus une fatalité mais peut même devenir, pour le praticien, une alliée qui peut lui permettre de dépister et de traiter à temps une maladie vasculaire débutante, et, pour le patient, une chance (relative).
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