Publié le 30 jan 2007Lecture 8 min
Introduction à la physiologie intégrative - Rencontre avec un physiologiste du 3e millénaire
G. LAMBERT, d'après un entretien avec D. Noble
Douze millions de cellules virtuelles, quelques dizaines de milliers d’équations, voici certains des ingrédients nécessaires au fonctionnement du cœur reconstitué par D. Noble et son équipe. Et n’allez pas croire que l’engin tient tout de l’usine à gaz. L’élégant travail de ce Britannique — qui se veut l’héritier de Claude Bernard — a permis pour la première fois de représenter le fonctionnement global d’un organe en intégrant les niveaux moléculaire, cellulaire et organique.
Denis Noble au cours d’une communication.
Cardiologie Pratique : Depuis quand vous intéressez-vous à la modélisation du cœur ?
Denis Noble : J’ai commencé en 1958, lorsque j’étais étudiant à l’University College de Londres. J’ai présenté mon premier modèle dans la thèse de physiologie que j’ai soutenue en 1961. À l’époque les ordinateurs étaient des machines très compliquées et seuls A.-L. Hodgkin et A.-F. Huxley* avaient eu recours à l’informatique pour leurs travaux sur la conduction nerveuse. J’ai eu beaucoup de mal à convaincre les informaticiens de l’intérêt d’utiliser cette technologie pour la recherche en physiologie.
Comment définissez-vous un modèle ?
D. N. : Je dirais qu’un modèle est comme une carte. Une carte n’est pas le pays ou la ville qu’elle représente, elle en est une image. C’est un peu comme quand Magritte écrivait sous son tableau : « Ceci n’est pas une pipe ». Mais nous avons des cartes parce qu’il faut simplifier pour comprendre et se repérer. De la même manière, un modèle n’est qu’une part de vérité de l’objet étudié, mais une part qui nous permet de comprendre son fonctionnement global.
Vous avez écrit que la modélisation est souvent contre intuitive. Pourquoi ?
D. N. : Parce que lorsque nous arrivons à un certain degré de complexité, non seulement le raisonnement logique atteint ses limites, mais nous devons nous en méfier car il peut conduire à des conclusions erronées. On sait par exemple que 95 % du flux calcique hors de la cellule est attribuable à l’échangeur membranaire Na–/Ca++. Si l’on fait des souris knock out dont on a inactivé le gène de cet échangeur membranaire entraînant 80 à 90 % de perte de fonction, on s’attend logiquement à ce que la mutation soit létale. Or l’animal ne présente aucun trouble de conduction et son cœur bat normalement. Assez récemment nous avons réussi à trouver le logiciel qui permet de faire fonctionner notre équation d’intégration très rapidement. Grâce à cela, j’ai pu représenter l’équilibre membranaire perturbé par défaut d’échangeur Na–/Ca++ sur une heure de cycles cardiaques. Et à ma grande surprise le modèle montre que la physiologie cardiaque peut s’adapter à la perturbation, qu’un nouvel équilibre s’établit. Cette capacité d’adaptation repose sur la redondance des voies métaboliques du vivant. Elle paraît nécessaire au regard de l’évolution dont le problème est non seulement de produire un avion, mais aussi de le modifier pendant qu’il est entrain de voler.
La modélisation peut se construire selon diverses stratégies : soit "top-down", c'est-à-dire de l'organe vers la cellule, soit "bottom-up", en partant du plus petit vers le plus grand. Quelle voie avez-vous choisie ?
D. N. : Nous avons commencé au niveau cellulaire avec les potentiels électriques, les canaux ioniques ainsi que les protéines membranaires et intracellulaires (encadré et figure 3). Par la suite, j’ai rencontré P. Hunter (Auckland, Nouvelle-Zélande) qui étudiait la structure et la cinétique du cœur dans son ensemble en réalisant des enregistrements multiélectrodes sur des cœurs de chien. C’est de cette collaboration qu’est né le Projet Physiome1 qui associe aujourd’hui des équipes européennes, nord-américaines et de Nouvelle-Zélande.
Quels types de cellules avez-vous modélisés ?
D. N. : Au début nous nous sommes intéressés aux cellules de Purkinje parce que dans les années 50/60 il était impossible d’en enregistrer d’autres. Ces cellules sont énormes, on peut les piquer avec deux ou trois électrodes, ce qui en fait une cible de choix pour les travaux expérimentaux. Ce n’est que plus tard, lorsque des équipes ont réussi à isoler les cellules du ventricule, de l’oreillette, et finalement celles des noeuds où elles sont les plus petites, que nous avons pu les enregistrer par la technique du patch clamp.
Comment avez-vous validé vos modèles cellulaires ?
D. N. : Nous avons toujours confronté le fonctionnement de nos modèles aux données expérimentales. Nous avons travaillé à chaque niveau en testant des cellules isolées, des tissus, puis le cœur dans sa totalité. Par exemple, notre cœur virtuel reproduit l’électrocardiogramme et pour parvenir à cela il fallait bien étudier la physiologie électrique du cœur dans sa globalité2.
Dans notre reconstruction du cœur pourquoi avez-vous attaché autant d'importance à l'orientation des fibres musculaires ?
D. N. : Parce que la progression de l’onde d’activation est conditionnée par l’orientation des fibres et que celles-ci subissent une torsion au moment de la contraction (figure 1). Nous avons enfin réussi à modéliser la propagation de la dépolarisation ventriculaire, qui part de l’arrière du coeur et qui progresse par un mouvement ascendant de la pointe vers la base, lorsque nous avons formalisé les équations qui représentent cette orientation des fibres (figure 2 A, B et C). Ce travail a été le premier exemple de reconstruction d’un processus physiologique qui part du niveau de la fonction protéique pour reproduire les observations et enregistrements réalisés en clinique.
Figure 1. Orientation des fibres sur un cœur de porc.
Figure 2. Propagation de la dépolarisation ventriculaire.
Au-delà des données biochimiques avez-vous intégré des contraintes physiques dans votre modèle ?
D. N. : Oui, bien sûr. Par exemple l’effet de torsion des fibres musculaires que je viens d’évoquer influence le fonctionnement des canaux ioniques. Nous avons donc dû prendre en compte ces phénomènes dans notre modèle. Cela nous a notamment permis de comprendre et de représenter les mécanismes de l’arythmie déclenchée par l’application d’une pression violente, comme une balle de golf qui heurte la cage thoracique en exerçant une distension brutale des myocites (figure 3).
Figure 3. Propagation de la dépolarisation ventriculaire.
Avez-vous travaillé sur la modélisation de la thrombose coronarienne ?
D. N. : Pas moi directement, mais un chercheur de l’équipe, N. Smith, un néo-zélandais actuellement à Oxford. Il a représenté l’anatomie coronaire à laquelle il a appliqué les équations de Poiseuil pour modéliser le flux sanguin3. À partir de cela il a reconstitué ce qui se passe en cas de thrombose. Nous pouvons ainsi étudier les conséquences d’une privation d’apport énergétique sur le métabolisme et l’électrophysiologie cellulaire, ce qui nous a permis de comprendre les mécanismes de certaines arythmies qui surviennent dans ces circonstances.
D'après ce que vous affirmez des Science4, l'insuffisance cardiaque se caractérise par des modifications du profil d'expression génétique des myocytes. Quelles sont les causes de ces modifications ?
D. N. : Nous savons peu du lien entre expression génétique et fonctionnement cellulaire. C’est pourquoi les mécanismes par lesquels s’installent les perturbations d’expression génétique dans l’insuffisance cardiaque sont assez obscurs. La seule chose que nous pouvons faire dans ce cas est de proposer un modèle très descriptif. Actuellement en biologie tout est censé dépendre des gènes, au point qu’ils paraissent immortels. Mais, selon moi, ils sont immortels parce qu’ils sont morts. Le code génétique est souvent assimilé à un programme, mais si c’est le cas, il permet seulement de produire les éléments d’un ordinateur. Une fois constituées, les pièces de cet ordinateur s’auto-organisent et s’animent sous l’action d’autres programmes dont le code génétique ignore tout. On commence même à comprendre que la mémoire inscrite dans les nucléotides n’est pas le seul vecteur de transmission des caractères héréditaires. On avait oublié que tout commence par un œuf, une cellule, et pas seulement par des gènes. Je pense que ce changement de point de vue annonce des avancées surprenantes pour l’avenir.
L'une des grandes questions de la biologie est de savoir si l'ordre du vivant repose sur un chaos moléculaire. Quelle est votre avis sur cette question ?
D. N. : Dans notre expérience, à chaque fois que les observations semblaient montrer des mécanismes chaotiques, nous avons toujours fini par trouver des raisons à ce désordre apparent. Je dirais que le cœur a ses raisons et qu’il faut les rechercher. Je suis conscient que beaucoup de mes collègues ne sont pas d’accord avec cette vision. Cela tient peut-être au fait que le cœur est un organe particulier car il fonctionne de façon très intégrative : toutes ses cellules sont impliquées dans chaque battement. Dans les autres tissus il y a peut-être une forme de hasard qui n’est pas nécessaire à la physiologie cardiaque.
Pour décrire le passage d'un niveau à un autre de l'apparition de nouvelles propriétés, par exemple le passage du niveau moléculaire à la cellule ou celui de la cellule à l'organe, les biologistes parlent d'"émergence". Vous, qui pourtant travaillez sur un modèle intégratif de ces différents niveaux, n'employez jamais ce terme. Pourquoi ?
D. N. : C’est une question de contexte et de façon de penser. Je préfère insister sur le fait que tous les niveaux d’organisation biologique (cellules, tissus, organes, organismes) peuvent intervenir de concert dans un système de causalité et qu’il n’existe pas de niveau privilégié. Je ne suis pas favorable à un réductionnisme qui situe la cause des processus biologiques uniquement à un niveau moléculaire. Pour le XXIe siècle, l’un des grands enjeux est de savoir à quel niveau nous devons étudier telle ou telle fonction. Prenons le potentiel électrique, si important dans le fonctionnement du cœur, il ne peut s’expliquer qu’au niveau cellulaire puisqu’il faut une membrane pour qu’une différence de potentiel apparaisse.
Aussi passionnantes soient-elles, votre conception de la physiologie et vos modélisations semblent loin des préoccupations cliniques des cardiologues.
Que leur diriez-vous pour plaider votre cause ?
D. N. : D’abord qu’il est toujours bénéfique d’essayer de comprendre comment les choses marchent. Ensuite, que sur un plan pratique, l’industrie pharmaceutique commence à employer nos modèles pour la mise au point de nouveaux médicaments. Nous avons par exemple travaillé avec CV Therapeutics, une entreprise américaine, pour tester une nouvelle classe d’antiarythmiques. C’est une molécule qui agit notamment sur le courant potassique, ce qui paraît un peu dangereux en raison du risque de QT long. Mais elle a un effet sur le courant sodique persistant, sans action sur le courant sodique au début du potentiel d’action ; il n’y a donc pas de diminution de vitesse de conduction. Nous avons montré avec notre modèle que ce traitement, le ranolazine (inhibiteur de l’oxydation partielle des acides gras), pouvait être très efficace dans des conditions d’ischémie en diminuant la surcharge en sodium arythmogène qui peut survenir dans ces circonstances. Ce médicament a depuis été approuvé par la FDA.
Propos recueillis par G. LAMBERT.
* Ces deux chercheurs ont obtenu le prix Nobel de physiologie en 1963 pour leurs travaux sur les canaux ioniques dans la conduction nerveuse.
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