Publié le 19 oct 2014Lecture 11 min
À quelle heure administrer les antihypertenseurs ?
P. BOUTOUYRIE, Pharmacologie, université Paris-Descartes, HEGP, Inserm U970, Paris
L’hypertension artérielle (HTA) est le facteur de risque le plus fréquent, intéressant plus de 10 millions de Français, et pourtant plus de la moitié ignorent leur maladie(1). Elle reste le facteur de risque modifiable entraînant le plus grand nombre d’événements cliniques(2) : accidents vasculaires cérébraux, cardiopathies ischémiques, insuffisance cardiaque et insuffisance rénale.
Le traitement de l’HTA est l’une des grandes avancées thérapeutiques du XXe siècle, cependant le contrôle tensionnel à l’échelle des populations est encore insuffisant, avec à peine 50 % des patients contrôlés à moins de 140/90 mmHg(1). Les causes de ce mauvais contrôle sont multiples. Au premier rang se situe l’inertie thérapeutique, phénomène par lequel les thérapeutes et les patients « scotomisent » les chiffres tensionnels élevés et ne procèdent pas aux adaptations thérapeutiques pourtant nécessaires. Bien que complexes, les déterminants de cette attitude irrationnelle sont liés à la fois à une mauvaise perception du risque bien réel de l’hypertension, qui paraît hypothétique et lointain dans le temps, alors que celui des effets indésirables des médicaments est perçu comme très probable, et proche dans le temps.
La variabilité de la pression artérielle, elle aussi bien connue, a longtemps été perçue comme un obstacle au bon diagnostic de l’hypertension, alors qu’elle participe au risque.
Parmi les autres facteurs de mauvais contrôle, on peut citer :
- la mauvaise observance ;
- la résistance réelle et l’insuffisance des classes pharmacologiques actuelles, des stratégies thérapeutiques disponibles ;-
l’épuisement de la motivation des médecins et des patients.
La chronothérapie consiste à choisir le moment opportun pour administrer un traitement afin d’optimiser son efficacité et/ou de limiter ses effets secondaires(3). L’HTA étant éminemment variable, soumise à des rythmes biologiques intenses à court, moyen et long terme(4), il était extrêmement tentant d’appliquer les concepts de chronothérapie pour optimiser la prescription des antihypertenseurs sur la réponse tensionnelle(5). Nous aborderons dans ce document tout d’abord les sources de la variabilité tensionnelle et de la réponse au traitement, les données existantes de chronothérapie, enfin comment la variabilité de la PA et de sa réponse au traitement peut influencer le pronostic des patients.
Rationnel de la chronothérapie de l’HTA
La PA est un paramètre extrêmement variable à différentes échelles de temps, allant de la seconde à la vie entière(4,6-7). Elle varie au cours du cycle cardiaque. Elle est minimale en fin de diastole (pression diastolique, PAD), et maximale en systole lors de la contraction cardiaque (pression systolique, PAS). L’amplitude de la variabilité au cours du cycle cardiaque est la pression pulsée (PP), qui augmente de manière disproportionnée passé 50 ans, traduisant l’augmentation de la rigidité artérielle. La PP est un facteur de risque indépendant de morbi-mortalité(8-10).
Elle varie à court terme, au cours du cycle respiratoire et est déterminée par le tonus parasympathique. La pression baisse lors de l’expiration lente, et augmente lors de l’inspiration. Le tonus sympathique induit une variabilité à plus basse fréquence dont l’amplitude est de 10 à 20 mmHg, pour un rythme de 0,05 à 0,15 Hz (1 pulsation pour 10 sec environ)(6,7). L’importance de la balance sympatho-vagale a été montrée voici près de 15 ans en termes de morbidité et de mortalité chez les patients en post-infarctus(11). L’activation sympathique liée au stress de la mesure est généralement considérée comme la cause de l’HTA dite blouse blanche(12).
Variabilité nycthémérale et risque cardiovasculaire
Le plus puissant rythme synchronisateur de la PA est le rythme nycthéméral(3), c’est le principal phénomène expliquant les possibilités de chronothérapie. La PA est maximale le jour et minimale la nuit(13,14). Cela est partiellement expliqué par les variations du tonus sympathique et parasympathique, l’activité, par les sécrétions hormonales (cortisol, système rénine-angiotensine-aldostérone), la position, la prise de nourriture(14) (figure 1).
Heure du pic fonctionnel des grands systèmes
Figure 1.
Chez l’hypertendu, plusieurs profils de variabilité nycthémérale ont été décrits :
- le profil normal (dit dipper), avec une baisse en moyenne de 10 à 20 % de la PAS la nuit ;
- et un profil à haut risque (non dipper) où la PA ne baisse pas la nuit (< 10 %)(15,16) (figure 2).
Les profils de variabilité nycthémérale
Figure 2.
Les profils nycthéméraux de pression sont associés au risque cardiovasculaire(17). Les patients ayant le risque le plus faible sont les dippers extrêmes, ceux ayant le risque le plus élevé les dippers inverses. Un objectif potentiel de la chronothérapie est de préserver, restaurer, voire accentuer le cycle nycthéméral normal.
Un aspect important des profils ambulatoires de la PA est sa remontée matinale rapide, ce d’autant qu’elle est élevée le jour et basse la nuit (figure 2). Cette période est particulièrement vulnérable. Les variations rapides de PA sont associées à la survenue d’accidents cardiovasculaires graves (infarctus du myocarde, accidents vasculaires cérébraux), lesquels sont justement plus fréquents et plus graves en début de matinée (réveil) et en début d’après-midi (remontée tensionnelle post-sieste et postprandiale).
Une remontée trop rapide de la PA le matin est associée à un risque d’événement cardiovasculaire accru(18). L’incidence plus élevée des événements cardiovasculaires la nuit et le matin correspond à l’existence de cycles nycthéméraux marqués pour les grands systèmes physiologiques. Nous avons déjà mentionné le système nerveux autonome, il en va de même pour tous les systèmes de régulation cardiovasculaire : peptides natriurétiques, système rénine-angiotensine-aldostérone, thrombose et hémostase, pour n’en citer que quelques-uns(14) (figure 1). Un objectif essentiel de la chronothérapie de l’HTA est de profiter de l’existence de ces cycles pour limiter la remontée tensionnelle trop rapide le matin.
Variabilité à long terme
• Variabilité saisonnière
La PA est plus basse en moyenne pendant la saison chaude que pendant la saison froide. L’amplitude peut atteindre 8 à 10 mmHg pour la systolique à l’échelle des populations(19). L’explication la plus souvent retenue est une baisse de la volémie par perte d’eau et de sel due à la transpiration, et l’effet presseur du froid. Cela est important pour anticiper la modulation du traitement antihypertenseur, notamment diurétique, pendant les périodes de chaleur importante afin de limiter les effets indésirables : hypovolémie, insuffisance rénale, hypotension orthostatique.
• Variabilité intervisite
La PA est éminemment variable d’une visite à l’autre, c’est le cauchemar des cliniciens. Cette variabilité est d’origine multiple, elle cumule la variabilité endogène physiologique, exogène (activité, stress, diététique, traitements), et méthodologique (erreur de mesure, biais d’échantillonnage).
Pendant de nombreuses années, toutes les tentatives ont été faites pour la diminuer en multipliant les mesures et en limitant l’interaction avec le thérapeute (MAPA, automesure)(15,16). Récemment, plusieurs articles ont mis en évidence que cette variabilité de la PA intervisite était associée à un sur-risque d’événement cardiovasculaire(14,20), montrant ainsi que la labilité des chiffres tensionnels était associée au risque et représentait bien plus qu’un artéfact de mesure.
Antihypertenseurs et écoulement du temps
Les antihypertenseurs se distinguent par des cinétiques d’action variée entre elles et au sein de la classe elle-même :
- les vasodilatateurs : antagonistes calciques, IEC, antagonistes de l’angiotensine II, alpha-bloquants, vasodilatateurs directs, ont un effet hypotenseur direct et rapide par vasodilatation des artérioles de résistance ;
- les bêtabloquants ont une action rapide sur la PA à travers leur effet sur la baisse de l’inotropisme cardiaque, alors que leur effet sur l’inhibition de la rénine est de cinétique plus longue ;
- enfin, les diurétiques ont une action biphasique, une baisse immédiate liée à la réduction de la volémie, et une action retardée de quelques semaines par des mécanismes complexes.
À cette cinétique de l’effet pharmacodynamique s’ajoute la pharmacocinétique propre de chaque molécule. Cette fois-ci, il n’est pas possible de généraliser par grande classe pharmaco-thérapeutique, chaque molécule ayant ses propres caractéristiques. Par exemple, pour la classe des IEC, la cinétique combine les données ADME (absorption, diffusion, métabolisme, excrétion), et la cinétique de liaison à l’enzyme ; le captopril a la demi-vie la plus courte, alors que le trandolapril a une action prolongée. Ces données conditionnent les modalités d’administration (1 à 3 fois par jour)(21). Ces propriétés peuvent être mises à profit pour établir des schémas de traitement spécifiques pour certains patients. Il faut toutefois savoir que l’effort industriel a porté sur la conception de médicaments couvrant l’ensemble du nycthémère, et que peu de molécules à demi-vie courte sont actuellement disponibles.
Les agences de régulation demandent de démontrer l’efficacité des traitements antihypertenseurs 24 heures après la dernière prise (effet vallée, trough en anglais). Cela avait conduit les firmes pharmaceutiques à proposer des dosages très élevés pour espérer maintenir un effet vallée significatif malgré une pharmacocinétique parfois défavorable, ce qui entraînait un effet au pic parfois trop important.
La MAPA permettant d’observer directement la cinétique d’action du médicament, on a proposé le rapport vallée/pic pour affiner l’évaluation du profil nycthéméral d’activité du médicament. Ce rapport est exprimé en pourcentage. Il est considéré comme correct s’il est > 60 %(22), le rapport idéal étant proche de 80 à 100 %. Il faut toujours interpréter le rapport vallée/pic en fonction de l’effet absolu de baisse de PA. En effet, un traitement peu efficace peut avoir un rapport vallée/pic correct(23).
Effet des médicaments sur la variabilité intervisite
Rothwell et coll. ont pu montrer que les différentes classes pharmacologiques ont un effet différent sur la variabilité inter-visite. Les antagonistes calciques réduisant la variabilité inter-visite(24), alors que les diurétiques (hors diurétiques de l’anse) ont un effet intermédiaire, mais significatif et que les bloqueurs du SRA et les bêtabloquants l’augmentent. L’explication de cet effet différentiel des grandes classes pharmaco-thérapeutiques sur la variabilité intervisite n’est pas claire. Il n’y a pas d’homogénéité pharmacocinétique au sein des classes et des médicaments testés. Il n’est pas prouvé que l’effet sur la variabilité explique mieux la prévention des accidents cardiovasculaires.
Les méta-analyses récentes montrent que les bloqueurs du SRA sont sensiblement plus efficaces pour la prévention des événements cardiaques, alors que les antagonistes calciques sont plus efficaces pour la prévention des AVC et que les bêtabloquants sont les antihypertenseurs les moins efficaces(25-27). Cette hiérarchie ne se retrouve pas de manière évidente dans le classement des médicaments antihypertenseurs pour leur effet sur la variabilité. Il reste beaucoup de travail pour trouver des explications rationnelles et convaincantes.
Le point le plus important est que la variabilité intervisite, qui nous semblait un « artéfact de mesure » et très étroitement liée à l’inertie thérapeutique, est associée à un risque bien quantifiable, et que les médicaments peuvent influencer cet « artéfact de mesure ».
Essais cliniques de chronopharmacologie des antihypertenseurs
Malgré l’intérêt théorique du sujet, on peut être surpris par le peu de travaux y étant consacrés : environ 190 études, dont 38 essais randomisés RCT.
Une autre réserve est la position dominante d’une équipe espagnole, celle du Pr Hermida (14 essais randomisés, 24 articles), dont les travaux n’ont pas toujours pu être répliqués. Il n’y a pas de méta-analyse des essais de chronothérapie pour l’HTA.
Pour résumer les résultats principaux de ces travaux :
- premièrement, l’administration vespérale des traitements antihypertenseurs est plus efficace pour baisser la PA nocturne et prévenir (ou limiter) la montée matinale (figure 3) ;
- deuxièmement, l’administration vespérale d’au moins un médicament permet de restaurer un profil nycthém ral physiologique(28,29) ;
- troisièmement, les différentes classes thérapeutiques semblent avoir une efficacité comparable, en sachant que principalement les classes les plus récentes ont été testées ;
- enfin, et de manière essentielle (et cette fois-ci vraiment solide) : la baisse de pression artérielle nocturne induite par la prise d’au moins un antihypertenseur le soir est associée à un meilleur profil tensionnel, et surtout à une moindre morbidité et mortalité. Cela a été observé chez le diabétique(30), l’hypertendu tout-venant(31) et l’insuffisant rénal(32).
Influence de l’heure de prise du traitement antihypertenseur sur les événements cardiovasculaires
Figure 3.
Limites de la chronothérapie
Chez des patients compliants, polymédicamentés, l’administration vespérale d’un des antihypertenseurs peut être bien acceptée. La répartition des doses au cours des 24 heures peut éviter au patient le « coup de pompe » suivant l’administration de plusieurs antihypertenseurs, et éventuellement limiter le risque d’hypotension orthostatique. Cela permet aussi de limiter la remontée tensionnelle dans le cas d’oubli de dose, cet oubli ayant peu de chance de concerner à la fois la prise du soir et celle du matin. Cependant, il a été démontré que les prescriptions complexes étaient un frein à l’observance(33).
Même si les liens entre observance et contrôle tensionnel sont mal démontrés(34,35), il est difficile de préconiser un schéma thérapeutique compliquant la vie des patients. L’administration vespérale de diurétiques n’est pas rationnelle car elle conduit à des levers nocturnes, gênants et exposant au risque de chute, cela est un inconvénient en cas d’association fixe comportant un diurétique.
L’attitude optimale vis-à-vis des patients traités uniquement pour une HTA est délicate. Il n’existe pas de recommandation officielle concernant l’heure et les modalités d’administration des médicaments(2). L’attitude pragmatique est d’évaluer avec le patient la faisabilité d’une prise vespérale. En cas d’évaluation positive, il faut tenter l’administration vespérale d’un des antihypertenseurs, puis juger de l’observance et du contrôle tensionnel.
En cas d’hypertension artérielle résistante, ce d’autant que le patient a un profil « non dipper ou dipper inverse », tenter l’administration vespérale d’un des antihypertenseurs peut améliorer le contrôle tensionnel. Dans tous les cas, la MAPA est un outil dont il est difficile de se passer pour juger de la répartition de l’effet thérapeutique dans le temps. Là encore, le rapport coût/bénéfice du temps passé et du raffinement des schémas thérapeutiques est à évaluer. Tout satisfaisant et stimulant qu’il soit, cela peut être un luxe peu utile pour la santé publique.
Ce qu’il faut retenir
La pression artérielle est extrêmement variable, du fait de son rôle physiologique même, qui est d’assurer la possibilité de répartition des débits dans les différents organes, mais aussi en raison de sa régulation, exposée aux rythmes nycthéméraux, saisonniers.
Cette variabilité (à court et à long terme) expose à un risque accru. On peut bénéficier de ces rythmes biologiques pour administrer les antihypertenseurs de manière optimale afin d’éviter l’augmentation brutale de PA au réveil et d’assurer un meilleur contrôle tensionnel.
L’administration d’au moins un antihypertenseur le soir s’accompagne d’un meilleur contrôle tensionnel et d’une amélioration du pronostic.
Ces données doivent certainement être confirmées sur une plus large échelle et contrebalancées avec les inconvénients de schémas thérapeutiques compliqués en termes d’observance et d’erreurs.
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