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Thérapeutique

Publié le 01 oct 2017Lecture 9 min

Faut-il prescrire un anticoagulant dans l’insuffisance cardiaque ?

Jean-Christophe EICHER, CHU de Dijon

La décision d’introduire un traitement anticoagulant chez un patient insuffisant cardiaque (IC) déjà soumis à un traitement médicamenteux conséquent repose sur une réflexion complexe comportant 3 aspects : quel est le risque thromboembolique individuel, quel bénéfice peut-on attendre du traitement et quels en sont les risques compte tenu des interactions médicamenteuses et de la pathologie en cause ?

Le risque thromboembolique   Si l’on considère les trois éléments de la triade de Virchow (figure), il n’est nul doute que le risque de thrombose est augmenté chez ces patients, à commencer bien entendu par la stase sanguine (globale induite par le bas-débit, et/ou locorégionale favorisée par les zones dyskinétiques ou la fibrillation atriale [FA]), à laquelle s’ajoute un état relatif de thrombophilie (augmentation de la viscosité sanguine, activation plaquettaire, élévation du facteur von Willebrandt), sans oublier la dysfonction endothéliale fréquente sur ce terrain(1). Figure. La triade de Virchow. Si l’on se réfère aux séries étudiant des populations de patients ayant fait un accident vasculaire cérébral (AVC), on constate que près d’1/4 des patients ont une dysfonction ventriculaire gauche (VG), et que cette dysfonction VG, même mineure, est associée de façon indépendante à un risque d’embolie cérébrale pratiquement multiplié par 4(2). Dans les grands essais sur l’insuffisance cardiaque, la prévalence annuelle d’AVC varie de 1,3 à 3,5 %. Selon l’étude de Framingham, le risque relatif d’AVC parmi les IC est de 4,1 pour les hommes et 2,8 pour les femmes(3). Dans l’étude SAVE, il existait une relation inverse entre le risque d’AVC et la fraction d’éjection, avec une augmentation de 18 % du risque pour chaque diminution de 5 % de la FEVG(4). Une métaanalyse des études, publiée en 2007, a évalué le taux d’AVC dans l’insuffisance cardiaque et montré un risque de 1,8 % durant la première année, augmentant à 4,7 % après 5 ans de suivi(5). De façon un peu contradictoire, une évolution temporelle inverse a été retrouvée dans l’étude de Rotterdam : par rapport aux patients non IC, et après ajustements aux autres facteurs de risque, le risque d’AVC est apparu très élevé dans les 30 premiers jours suivant le diagnostic (hazard ratio de 4,6), mais a diminué à 2,75 entre le 1er et le 6e mois pour se normaliser après 6 mois(6), ce qui pourrait suggérer un effet protecteur du seul traitement de l’insuffisance cardiaque (les IEC notamment ont un effet sur l’agrégation plaquettaire). Par ailleurs, les patients avec IC ont non seulement un risque accru d’avoir des accidents artériels, mais aussi un risque thromboembolique veineux multiplié par 2, ce qui a des conséquences sur les durées d’hospitalisation et sur le pronostic(7). Il ressort de ces données que : – le risque thromboembolique est globalement élevé dans l’IC ; – le risque individuel est variable et dépend de la sévérité de l’IC, ainsi que des autres éléments du score CHA2DS2-VASc (notamment la FA). Il a été démontré dans une grosse cohorte danoise que ce score était applicable dans l’insuffisance cardiaque, quel que soit le rythme cardiaque ; de plus, en cas de score élevé  4, le risque thromboembolique était même majoré chez les patients en rythme sinusal(8).   Le traitement anticoagulant modifie-t-il le pronostic des IC ?   La réponse à cette question varie fondamentalement selon que le patient présente ou non une FA. Autre situation à prendre en compte : la présence d’un thrombus ventriculaire gauche (VG).   L’insuffisant cardiaque en rythme sinusal (RS) Dans une analyse de l’étude BEST, qui avait évalué les effets du bucindolol dans l’IC, la warfarine n’avait aucun effet sur la mortalité des patients en RS sans prothèse valvulaire ni antécédent thromboembolique(9). L’étude WATCH a comparé la warfarine, l’aspirine et le clopidogrel chez 1 500 sujets IC en rythme sinusal et a démontré l’absence de supériorité des AVK par rapport aux antiagrégants(10). L’étude WARCEF est l’essai le plus large et le plus rigoureux ayant inclus 2 300 patients avec une FEVG altérée en RS : comparée à l’aspirine, la warfarine n’a pas montré de différence significative sur le critère primaire composite AVC ischémique- AVC hémorragique-mortalité, avec un risque d’AVC ischémique diminué contrebalancé par une augmentation du risque hémorragique(11). Finalement, une métaanalyse publiée en 2013 a montré que la warfarine n’apporte aucun bénéfice dans la prévention des accidents emboliques et de la mortalité chez les patients IC en RS, alors que le risque hémorragique est augmenté(12). En pratique : la question semble résolue dans les dernières recommandations européennes(13) qui stipulent qu’il n’y a pas d’indication de traitement anticoagulant chez le patient IC en rythme sinusal, que la FEVG soit préservée ou altérée. Fin de l’histoire ? Ces recommandations concernent l’utilisation des AVK, et la question de savoir si les anticoagulants oraux directs (AOD), eu égard au moindre risque hémorragique, pourraient avoir un effet bénéfique dans cette population qui reste à haut risque thromboembolique, est toujours en cours d’évaluation. Nous y reviendrons à la fin de cet article.   Insuffisance cardiaque et fibrillation atriale • La relation entre FA et IC est complexe, chacune de ces pathologies représentant en soi un facteur de risque embolique, et pouvant être une complication de l’autre(14). • La prévalence de la FA dans l’IC est élevée : 13 à 40 % dépendent de la sévérité de l’IC et des efforts fournis pour la dépister car elle est fréquemment asymptomatique. L’analyse des fonctions Holter des pacemakers/défibrillateurs permet de dépister 20 à 27 % des FA asymptomatiques et jusqu’à 42 % chez les patients en classe IV de la NYHA(15). • Risque embolique. La FA est non seulement un facteur indépendant de risque embolique bien connu, mais les comorbidités jouent un rôle important : selon l’étude de Framingham, la présence d’une insuffisance cardiaque chez un patient en FA multiplie ce risque par 4 contre 2 pour l’insuffisance coronaire et 3 pour l’hypertension artérielle(16). Le risque d’AVC est similaire, que la FEVG soit préservée ou altérée(17). En pratique : les dernières recommandations de l’ESC disent que chez l’IC avec FA (recommandations de classe I) : – les scores de CHA2DS2-VASc et HAS-BLED doivent être utilisés pour évaluer les risques thromboembolique et hémorragique ; – un traitement anticoagulant oral est recommandé pour tous les patients avec FA paroxystique ou permanente et un score CHA2DS2-VASc ≥ 2, sans contre-indication. De fait, un patient IC avec FA a donc forcément dès le départ un score CHA2DS2-VASc ≥ 2 et la décision ne sera modulée que par le calcul du score de risque hémorragique. Pour les patients éligibles, un AOD plutôt qu’un AVK doit être considéré en raison d’un moindre risque hémorragique (recommandation de classe IIa).   Insuffisance cardiaque et thrombus VG On sait que la dysfonction VG favorise le développement d’un thrombus. On sait également que l’infarctus augmente le risque d’AVC, que l’incidence est plus faible aujourd’hui que dans l’ère d’avant l’angioplastie primaire, mais qu’il reste plus élevé en cas d’IDM antérieur et de FEVG réduite. Cependant, l’incidence exacte de la thrombose VG n’est pas connue. Encore une fois, la localisation antéro-apicale est plus fréquente, mais les complications emboliques semblent plutôt rares. Un traitement anticoagulant systématique après IDM avait montré une diminution du risque dans WARIS II(18), mais d’autres études ultérieures ont montré des résultats variables. Enfin, on a très peu de données concernant l’utilisation d’un traitement anticoagulant en cas de thrombus documenté, et il est peu probable qu’une étude randomisée soit réalisable. En pratique : la notion de thrombus VG ne figure pas dans les recommandations ESC sur l’IC 2016. Celles de la Société européenne d’échocardiographie sur le diagnostic et la gestion des sources cardiaques d’embolies, datant de 2010, recommandent une anticoagulation en cas de « large thrombus mobile et protrusif » ainsi que chez les patients avec « altération de la fonction VG associée à de la FA, un antécédent thromboembolique ou un thrombus », mais sans niveau de recommandation(19). Enfin, les recommandations ESC 2012 de l’infarctus avec sus-décalage du segment ST préconisent d’anticoaguler les grandes akinésies antérieures lorsque le risque hémorragique est faible, et de donner un traitement AVK pendant 6 mois en cas de thrombus VG, tout en précisant que l’on manque de données à l’ère du stenting et de la double antiagrégation plaquettaire(20).   Le risque hémorragique   Les facteurs de risque embolique et hémorragique sont souvent communs — les scores CHA2DS2-VASc et HAS-BLED incluent tous les deux l’hypertension, les antécédents d’AVC et l’âge —, notamment dans l’IC où les patients sont majoritairement âgés. De plus, les deux risques, embolique et hémorragique, augmentent avec la sévérité de l’IC : cela a été démontré dans une très grosse cohorte de 62 000 patients de la Veteran’s Administration avec des hazard ratio pour le risque hémorragique allant de 1,8 à 5,4 en fonction des scores de gravité de l’IC(21). Le score HAS-BLED inclut l’insuffisance rénale et hépatique, les antécédents d’hémorragie ou d’anémie, la labilité des INR, tous ces événements étant fréquents dans l’IC. La même étude des « Vétérans » a montré que le temps dans la fourchette thérapeutique (time in therapeutic range - TTR) diminuait avec l’augmentation de la sévérité de l’IC notamment en ce qui concerne la variabilité des INR. Ces éléments sont donc à prendre en compte dans la décision de prescrire un traitement par AVK. En pratique : un score HASBLED 3 indique un « haut risque », nécessitant une certaine prudence et une surveillance régulière suite à l’initiation du traitement antithrombotique, et la correction si possible des facteurs de risque potentiellement réversibles de saignement. La décision de contre-indication au traitement anticoagulant au long cours reste toutefois une décision individuelle. Par ailleurs, l’association d’un anticoagulant oral avec un antiagrégant n’est pas recommandée chez les patients coronariens ou artéritiques au-delà d’un an après un accident aigu en raison d’un risque hémorragique important(13).   Quelle place pour les anticoagulants oraux directs ?   L’utilisation des AVK, on le sait, est limitée par les interactions médicamenteuses et alimentaires, et la fonction hépatique. Indépendamment de l’IC, il est démontré que même chez des patients éduqués, le pourcentage d’INR en dehors de la fourchette thérapeutique peut aller jusqu’à 40 %. Or l’insuffisance cardiaque, on l’a vu, augmente le risque de mauvais contrôle de l’INR, et donc le risque hémorragique. Dès lors, les anticoagulants oraux directs apparaissent comme une solution séduisante pour une stabilité de l’efficacité anticoagulante et donc une meilleure sécurité. Toutes les études sur les différents AOD dans la FA ont inclus un nombre significatif d’IC (1/3 dans RELY pour le dabigatran, 63 % dans ROCKET-AF pour le rivaroxaban, 19 % dans ARISTOTLE pour l’apixaban et 58 % dans ENGAGE-AF pour l’edoxaban). Une métaanalyse de la population IC de ces 4 essais, totalisant 32 512 patients, a été publiée récemment(22). Les protocoles dose unique/forte dose présentent un meilleur profil d’efficacité et de sécurité que la warfarine, et les protocoles faible dose ont un profil équivalent. De plus, le profil de sécurité des AOD s’avère supérieur chez les patients en FA avec IC par rapport aux patients sans IC, avec une réduction de 41 % des hémorragies intracérébrales par rapport aux patients sous AVK. Toutefois, il convient de rappeler que les patients avec insuffisance rénale et hépatique significative ont été exclus de ces essais, que le dabigatran est contre-indiqué en cas de clairance de la créatinine < 30 ml/min et les autres AOD en dessous de 15 ml/min, et qu’ils sont également contre-indiqués en cas d’insuffisance hépatique sévère. Dans un certain nombre de cas, la warfarine reste donc la seule option thérapeutique. Il reste une question non résolue : un traitement AOD peut-il être bénéfique chez les insuffisants cardiaques en rythme sinusal restant à haut risque embolique ? L’étude COMMANDER- HF actuellement en cours, qui évalue le rivaroxaban chez des patients IC et coronariens après un épisode d’exacerbation de l’IC répondra peutêtre à cette question(23).

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