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Cardiologie générale

Publié le 01 mai 2007Lecture 12 min

Éloge de la bradycardie

S. WEBER, hôpital Cochin, Paris

Ces derniers mois, plusieurs publications, articles originaux, articles de revue et éditoriaux ont « redécouvert » l’importance pronostique de la fréquence cardiaque de repos chez le patient coronarien, insuffisant cardiaque, hypertendu et même chez le sujet sain. Ce regain d’intérêt illustre parfaitement le « ping-pong » fructueux entre les préoccupations des biologistes fondamentalistes et celles des cliniciens.

La mise en évidence, il y a plus d’une décennie maintenant, de nouveaux mécanismes régulateurs à l’échelon électrophysiologique, membranaire, de la fréquence du nœud sinusal, a conduit au développement de concepts pharmacologiques nouveaux et notamment à la mise au point de molécules exerçant un effet bradycardisant par un mécanisme original différent de celui des bêtabloquants, des anticalciques bradycardisants et des digitaliques. L’ivabradine, qui est l’aboutissement de cette démarche de réflexion pharmacologique, sera très vraisemblablement prochainement commercialisée. Comme presque toujours dans le domaine des sciences médicales, la mise à disposition d’un nouvel instrument thérapeutique, qu’il soit médicamenteux, chirurgical ou interventionnel, amène à « revisiter » nos connaissances sur le point d’impact de cet instrument thérapeutique nouveau, en l’occurrence, la fréquence cardiaque. Ne boudons pas notre plaisir. Ce regain d’intérêt pour les déterminants « physiologiques » des maladies cardiaques et notamment de la maladie coronaire vient à point nommé à un moment où l’actualité cardiologique était exclusivement dominée par les débats et controverses sur les meilleures modalités de revascularisation du coronarien. Certes, les controverses sur chirurgie versus angioplastie ou stent actif versus stent nu sont passionnantes mais elles nous ont un peu fait oublier, qu’à l’échelon de la prise en charge de nos vastes populations de patients coronariens ou à risque artériel, c’est très certainement la modulation des grands paramètres physiologiques et métaboliques qui est porteuse d’un maximum de service rendu. Après la pression artérielle, la glycémie et le LDL-cholestérol, la simple fréquence cardiaque de repos représente-t-elle un baromètre du risque et une cible thérapeutique ?   La fréquence cardiaque de repos est un très solide indicateur du risque cardiovasculaire Les données épidémiologiques en la matière sont nombreuses, anciennes et très largement concordantes, quelles que soient les époques, les études et les populations concernées. La fréquence cardiaque de repos, qu’elle soit mesurée à l’occasion d’une simple consultation, sur un électrocardiogramme ou par des techniques (bien que rarement utilisées) plus sophistiquées de monitorage, est fortement corrélée avec la mortalité cardiovasculaire et même la mortalité totale (toutes causes confondues). Ce constat est retrouvé dans la référence des références qu’est la cohorte de Framingham mais également dans de nombreuses études de suivi longitudinal de populations tout-venant ou de populations à risque, en Amérique du Nord comme en Europe occidentale. Soulignons que la contribution des épidémiologistes français à la mise en évidence de la valeur pronostique de la fréquence cardiaque a été particulièrement précoce et riche. La valeur prédictive de la fréquence cardiaque a été retrouvée lors du screening de populations tout-venant sans surrisque particulier ; cette valeur prédictive est encore plus forte dans des populations à risque : hypertendu, diabétique et obèse. Elle se retrouve chez l’homme comme chez la femme, chez les sujets caucasiens comme chez les Afro-Américains. Cette valeur prédictive est présente quelle que soit la tranche d’âge sans atténuation avec le vieillissement. Cette corrélation est au moins aussi forte chez le coronarien avéré, comme cela a notamment été montré lors du suivi à très long terme (suivi de 15 ans) du registre nord-américain CASS (Coronary Artery Surgery Study). Dans ce registre, la corrélation entre fréquence cardiaque et mortalité a même été retrouvée chez les coronariens recevant un traitement bêtabloquant, à un degré moindre cependant que chez les patients non bêtabloqués. La valeur prédictive de la fréquence cardiaque de repos est significative sur de nombreux critères de jugement avec cependant une certaine hiérarchie. La valeur pronostique est très forte sur le risque de mort subite, d’événements coronaires aigus, de mortalité cardiovasculaire. Elle est retrouvée, mais dans beaucoup d’études, un peu moins forte sur la mortalité de toutes causes et même de façon peut être surprenante sur la mortalité non cardiovasculaire. Au sein des événements « vasculaires », la valeur prédictive péjorative d’une fréquence cardiaque élevée est, dans la plupart des études, beaucoup plus nette sur les accidents coronaires que sur le risque d’accident vasculaire cérébral.   Ce paramètre est-il trop simple ? Le niveau de preuves concernant la valeur prédictive péjorative d’une fréquence cardiaque élevée est aussi évident et « robuste » que les données dont nous disposons sur, par exemple, la pression artérielle systolique et le LDL-cholestérol. Contrastant avec ce niveau de preuves très élevé, la fréquence cardiaque de repos est rarement, voire même quasiment jamais citée, dans les facteurs de risque traditionnels. Ce paramètre ne figure pas non plus dans les diverses équations, algorithmes et autres tentatives de définition du risque artériel absolu. À quoi est donc dû cet énorme hiatus ? Probablement à trois raisons : – la réduction de fréquence cardiaque n’a pas réellement été considérée comme un objectif thérapeutique « spécifique » ; – la tachycardie de repos est souvent considérée comme la conséquence d’autres facteurs de risque plutôt que comme un facteur autonome ; – la fiabilité, c’est-à-dire en pratique, la reproductibilité et la représentativité de la mesure paraît fragile. Sur ces trois arguments, le premier n’est, bien sûr, pas encore réfutable, seuls des essais d’intervention répondant aux critères de qualité de la médecine basée sur les preuves seront déterminants, nous y reviendrons. En revanche, les deux autres arguments ne paraissent pas du tout valides. La fréquence cardiaque est, dans ces diverses études épidémiologiques, bel et bien un facteur de risque autonome, persistant en analyse multivariée après « correction » de facteurs de risque traditionnels effectivement associés tels notamment l’hypertension artérielle, le diabète et la surcharge pondérale. À niveau égal de ces trois autres facteurs de risque, la constatation d’une fréquence cardiaque de repos élevée comporte un surrisque spécifique important. La troisième réticence concernant la variabilité physiologique de la fréquence cardiaque mérite qu’on s’y attarde. Bien entendu, un facteur confondant doit être recherché chaque fois que l’on constate une tachycardie sinusale de repos : anémie, fièvre, déshydratation, hyperthyroïdie, syndrome anxiodépressif, utilisation de médicaments ou de substances toxiques tachycardisantes. Cette étape de diagnostic différentiel étant effectuée, force est de constater, que la fréquence cardiaque de repos, mesurée à l’occasion de ces diverses enquêtes épidémiologiques, semble être un paramètre étonnamment fidèle et reproductible. Il convient bien entendu, tout comme pour la mesure de la pression artérielle, que celle-ci soit effectuée dans de bonnes conditions de repos, de neutralité thermique et de « sérénité ». Le moyennage de la fréquence cardiaque sur un électrocardiogramme, correspondant si possible à une minute de recueil, représente une mesure fiable et est extrêmement simple à recueillir. La répétition de mesures de la fréquence cardiaque sur quelques heures ou quelques jours ne semble pas améliorer significativement la valeur de ce paramètre. Il ne faudrait donc pas que l’extrême simplicité de cette mesure, dont le seul instrument médical pourrait, à la limite, être une montre avec une trotteuse, ne la dévalorise. Ce qui est très simple et très peu coûteux peut, cependant, se révéler être, très performant.   Comment définir une fréquence cardiaque de repos excessive ? La relation entre fréquence cardiaque et risque est une relation continue, si elle n’est pas totalement linéaire, en excluant les bradycardies très prononcées (< 45 bpm) pouvant correspondre à un mécanisme pathologique (dysfonction sinusale, trouble conductif). Tout comme pour la plupart des autres facteurs de risque vasculaire, il n’y a donc pas d’effet seuil, de loi du « tout ou rien ». Au sein des fourchettes classiques de la normalité de la fréquence cardiaque de repos entre 60 et 80 bpm, les patients proches de la limite inférieure de la fourchette ont un risque plus faible que ceux qui, entre 75 et 80, sont à la limite supérieure de la normalité. Dans de nombreuses études, la valeur prédictive péjorative de la tachycardie a été ciblée sur les fréquences cardiaques supérieures à 85 bpm comparées au quartile ou au tercile le plus bas. Les fréquences cardiaques supérieures à 90 et atteignant 100 bpm, une ois éliminés, bien sûr, les facteurs confondants, comportent un surrisque très conséquent, notamment en ce qui concerne la mort subite.   Qui est la poule ? Qui est l’œuf ? Comme dans bien d’autres domaines de la physiologie et de l’épidémiologie, cette question reste encore imparfaitement résolue. Des patients tachycardes ont-ils un mauvais pronostic cardiovasculaire parce que cette tachycardie reflète l’existence d’autres déterminants physiologiques délétères ? Ou bien, au contraire, une fréquence cardiaque de repos élevée aboutit, par elle-même, à détériorer le système cardiovasculaire ? Ces deux explications ne sont en fait nullement exclusives l’une de l’autre et portent, au contraire, chacune une part de la réponse.   Une fréquence cardiaque élevée peut être le reflet de l’existence d’autres facteurs délétères L’exemple le plus caricatural est l’existence d’une insuffisance cardiaque sous-jacente non diagnostiquée ; ce genre de facteur confondant est cependant facilement identifiable lors du premier contact cardiologique. La tachycardie de repos peut témoigner d’une obésité ou d’une sédentarité, tous deux facteurs de risque reconnus de la maladie athéromateuse. Plus important encore, il existe une association relativement forte entre hypertension artérielle et fréquence cardiaque de repos élevée ; certains auteurs ont même évoqué la possibilité d’intégrer une fréquence cardiaque de repos élevée au sein des éléments constitutifs « du syndrome métabolique ». Ces intrications indiscutables ne doivent cependant pas faire perdre de vue, comme nous l’avions précédemment indiqué, en analyse multivariée, que la fréquence cardiaque de repos apparaît comme étant un élément autonome du pronostic cardiovasculaire. Il existe de surcroît plusieurs arguments pour évoquer une relativement forte composante génétique à la fréquence cardiaque de repos. Ces observations concernent, comme à l’accoutumée en la matière, la similarité de fréquence cardiaque de repos des jumeaux monozygotes. Il existe certains polymorphismes, notamment au niveau du récepteur bêtaadrénergique, plus prévalent chez les patients tachycardes au repos. Enfin, lorsque ces données sont disponibles, il est fréquent de constater que la tachycardie de repos était, chez de nombreux patients, déjà présente lors de contrôles médicaux effectués dans l’enfance ou dans l’adolescence, par exemple à l’occasion d’évaluations en médecine sportive. Sous réserve du côté un peu artificiel et arbitraire de ce type d’évaluation, la contribution de la génétique en matière de fréquence cardiaque de repos a été évaluée aux alentours de 25 %...   Une fréquence cardiaque élevée est délétère en tant que telle Cette affirmation ne surprend évidemment pas le cardiologue. Il est, bien sûr, évident que la tachycardie, qui augmente la consommation en oxygène du myocarde et qui diminue, par raccourcissement des diastoles, le temps de perfusion coronaire a un effet délétère sur l’équilibre énergétique du myocarde. Plus récemment, il a été démontré, par suivi coronarographique longitudinal, que le risque de rupture de plaque, sur un intervalle court de 6 mois est solidement corrélé à la fréquence cardiaque de repos ; le risque est d’autant plus faible que le patient était initialement bradycarde.   Gardons-nous cependant d’un « bradycardisme » excessif ! Ces réflexions récentes, très fructueuses sur l’importance des mesures de fréquence cardiaque de repos, ne doivent cependant pas nous faire glisser vers une vision manichéenne où ce paramètre serait la véritable clé de la longévité, en bref la pierre philosophale… Il est exact que des études de biologie comparée au sein de la classe des mammifères ont montré une très belle corrélation entre la fréquence cardiaque de repos et la longévité moyenne de nombreuses espèces animales. Certains auteurs ont même proposé que chaque mammifère naissait avec un potentiel relativement fixe de cycles cardiaques de sa naissance à sa mort ; certaines espèces, notamment les très petits animaux, devaient pour survivre « gaspiller » précocement leur réserve d’activité cardiaque et donc avait une expérience de vie très courte. Les très gros animaux, en allant jusqu’à l’éléphant et la baleine bleue, vivraient au contraire bien plus longtemps car bien plus économes en fréquence cardiaque. Si l’on fixe forfaitairement l’espérance de vie d’homo sapiens à 80 ans, il s’intègre à peu près harmonieusement dans la droite de régression. Ces considérations de biologie comparée sont, d’après leurs auteurs, confortées par le fait qu’une fréquence cardiaque basse comporte un effet protecteur non seulement sur la mortalité cardiovasculaire mais, de façon plus inattendue, sur la mortalité non cardiaque. Ce dernier point reste effectivement mystérieux méritant confirmation et explications mais ne doit certainement pas nous pousser vers des raisonnements trop extrêmes. L’espérance de vie de l’homo sapiens a quasiment doublé en un siècle, tout du moins dans les pays riches, du fait de l’amélioration de l’environnement. Ce doublement de l’espérance moyenne de survie n’a cependant pas été ni précédé, ni suivi, ni accompagné d’une réduction de moitié de la fréquence cardiaque de repos. Ne décrédibilisons pas, par une approche trop manichéenne, ce regain d’intérêt, pleinement justifié, pour la modulation de la fréquence cardiaque de repos.   Quelles conséquences immédiates dans notre pratique ? La première, et je n’hésite pas à me répéter, est que ce regain d’intérêt nous rappelle que la prise en charge de la maladie athéromateuse ne se limite pas, très loin de là, à la discussion des indications et des modalités de la revascularisation. La bradycardie de repos représente un facteur protecteur aussi bien en prévention primaire que secondaire. Il est donc, au minimum, indispensable de la respecter lorsqu’elle est spontanément présente ! Bien souvent encore, certains patients parfaitement confortables sous traitement se voient arrêter ou diminuer les posologies de médicaments bradycardisants au simple prétexte que leur fréquence cardiaque de repos est trop basse. Ce phénomène inquiétait, jusqu’à récemment, essentiellement le médecin. Du fait de la généralisation des techniques d’automesure tensionnelle, cette notion de bradycardie commence malheureusement à inquiéter les patients eux-mêmes. Il convient donc de rappeler qu’une fréquence cardiaque à 55, voire 50 bpm, même chez certains patients un peu moins de 50 bpm, doit être considérée comme un élément bénéfique si la tolérance clinique est bonne, au repos comme à l’effort, ce qui en pratique est le plus souvent le cas. Dès maintenant, lorsque l’on discute de l’opportunité d’une intervention thérapeutique chez un patient asymptomatique dans le cadre d’une prévention primaire, la fréquence cardiaque de repos doit rentrer en ligne de compte. Non pas obligatoirement pour prescrire un médicament bradycardisant mais pour décider de l’opportunité ou non de démarrer un traitement antihypertenseur, hypolipidémiant ou une modification d’habitude de vie. Après s’être assuré de l’absence des facteurs confondants précédemment évoqués, le fait que la fréquence cardiaque de repos soit à 85 bpm doit être incitative à la mise en route d’un traitement chez un patient par ailleurs « limite ». Réciproquement, la constatation de fréquence cardiaque à 55 bpm devrait inciter à la poursuite d’une simple surveillance sans intervention thérapeutique immédiate. Les données actuelles ne permettent pas de quantifier cette recommandation sous forme d’algorithme ou d’une formule plus ou moins savante… peut-être cet effort de quantification sera-t-il bientôt accompli. Dans l’immédiat, un peu de bon sens pour la prise en compte d’un paramètre très simple me paraît largement suffisant. Lors de l’élaboration de l’ordonnance d’un patient à risque vasculaire, il paraît légitime de privilégier les médicaments bradycardisants et au minimum d’éviter de prescrire des associations de médicaments potentiellement tachycardisants. Chez le coronarien toujours, chez l’hypertendu le plus souvent, surtout si la fréquence cardiaque de repos est élevée, il paraît logique d’inclure dans la prescription une molécule bradycardisante. À l’inverse, la coprescription de plusieurs molécules vasodilatatrices, donc potentiellement tachycardisantes, même si la tachycardie est modeste de 3 ou 4 bpm ne me paraît pas une démarche performante.

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