Publié le 20 mar 2012Lecture 12 min
Regards sur 25 ans de cardiologie - Conte des 1 000 et un amis
F. DIEVART, Clinique Villette, Dunkerque
Comme tout cardiologue d’un certain âge (mais encore jeune), nous nous sommes tous adonnés, et toutes les semaines, à la lecture d’un total de… 1 000 numéros de Cardiologie Pratique. Et, en regardant les 100 premiers numéros et les 100 derniers, il est indéniable que la cardiologie, son mode de pensée, sa pratique ont changé en 25 ans.
Pourquoi ces changements ? Comment sont-ils perçus ? Le cardiologue peut avoir deux perceptions des changements. Une première est de considérer que la pratique actuelle n’est que le prolongement, l’amélioration de celle d’hier : nous pensons pareillement mais avons affiné le raisonnement, nous progressons continuellement. La deuxième est que la pratique actuelle est en contradiction avec ce que l’on a pu apprendre il y a 25 ans. Dans cette deuxième perspective, comment comprendre qu’un traitement jugé efficace en 1985 ne l’est plus en 2012 ? Est-il moins efficace ? Ou est-ce la façon d’évaluer l’efficacité qui a changé ? Quels sont les mécanismes à l’origine de l’avancée des sciences ? Pour tenter de les comprendre, il faut utiliser des mots peu habituels pour un médecin, comme ceux de paradigmes, d’agnotologie, de rendements décroissants, etc.
En quoi la notion de paradigme est-elle importante pour comprendre les changements ?
Le concept de paradigme a été développé par Thomas Kuhn, aux USA, dans son ouvrage de 1962, La Structure des révolutions scientifiques. Il est un prolongement de la notion de « pensée dominante » promue en France au début du 20ème siècle, par Gaston Bachelard.
Kuhn et Bachelard ont montré qu’à une période donnée de l’histoire d’une science, une construction scientifique domine, et tous les éléments de recherche concourent à renforcer cette pensée, il s’agit du modèle dominant ou paradigme. Les quelques constatations allant à l’encontre de ce modèle dominant, et qui ne manquent pas de survenir, sont initialement considérées comme anecdotiques, ne remettant pas en cause l’architecture globale de la pensée dominante. Par une espèce de tri sélectif de la pensée, ce que les spécialistes en science cognitive appellent le biais de confirmation d’hypothèses, seules sont retenues, divulguées et promues les constatations en concordance avec le modèle dominant. Cependant, il arrive un moment où, soit les données contradictoires avec le modèle deviennent trop nombreuses, soit une donnée majeure survient qui rend le modèle impossible à soutenir plus longtemps. S’installe alors une phase instable, dite de transition, jusqu’à ce que soit construit un nouveau modèle, prenant en compte les apports des constatations récentes et expliquant la contradiction. Débute alors une autre pensée dominante, un changement de paradigme.
Pour Kuhn, les théories scientifiques ne sont pas rejetées lorsqu’elles sont réfutées, mais seulement lorsqu’elles ont pu être remplacées. Discipline scientifique, la cardiologie a connu plusieurs changements de paradigmes avec ses phases intermédiaires d’instabilité.
L'agnotologie ou la science de l'ignorance
L’agnotologie, terme créé en 1992 par un américain, Robert Proctor, désigne l’étude de l’ignorance ou du doute induit par la culture, notamment par la publication de données scientifiques inexactes ou trompeuses. L’agnotologie s’intéresse au pourquoi et au comment de ce que nous ignorons. C’est une science qui étudie la manière dont la société met parfois en œuvre de puissants mécanismes d’oblitération du savoir. Pour sa démonstration, Proctor avait pris l’exemple de l’organisation mise en place par l’industrie du tabac pour en masquer la nocivité.
Ainsi, lorsque Kuhn voit dans la publication de théories divergentes, des analyses et des paradigmes différents à l’œuvre, Proctor y voit, dans certains cas, une intention sociale plus ou moins délibérée, au service de certains groupes sociaux n’ayant pas intérêt à ce que des croyances sociales changent.
Et ainsi, comme Kuhn, Proctor nie l’existence d’un point de vue neutre ou objectif en science. Contrairement à une idée reçue, la science ne procède donc pas par une accumulation progressive des connaissances et savoirs. Elle se construit dans une lutte plus ou moins subjective entre des groupes sociaux et, pour Kuhn, les facteurs influençant les points de vue des scientifiques sont des crises résultant d’une mise en échec fondamentale du cadre scientifique en place, incapable de fournir les outils théoriques et pratiques nécessaires à la résolution d’énigmes scientifiques. Pour Proctor, cela peut être aussi une manœuvre, intentionnelle ou non, d’un groupe de pression.
En cardiologie, lors des 25 dernières années, plusieurs modèles de pensée ont changé ou sont passés en phase instable selon les mécanismes décrits par Bachelard, Kuhn et Proctor.
Il n’y a pas de point de vue neutre et objectif en science.
L’insuffisance cardiaque est le modèle type du changement de paradigme comme le rappelle G. Jondeau.
Mais déjà quelques contradictions sont apparues avec le modèle neurohumoral, mais ne l’ont pas encore remis en cause et n’ont pas encore fait débuter une nouvelle phase de transition. Ainsi, dans l’étude MOXCON, l’utilisation d’une molécule diminuant la sécrétion d’adrénaline (la moxonidine) a augmenté la mortalité précoce. De plus, il n’a pas été mis en évidence de bénéfice d’anti-endothéline…
Ces données, en contradiction avec le modèle, sont encore considérées comme anecdotiques, mais elles suggèrent que le paradigme du moment sera remplacé un jour.
Grandeur et misère des anti-arythmiques
Dans la fin des années 1970 et le début des années 1980, l’arrivée du Holter - et de nouveaux anti-arythmiques - ont convaincu que, plus il y a d’extrasystoles ventriculaires, plus le patient est à risque de mort subite, ce d’autant qu’il a une cardiopathie. Les anti-arythmiques allaient être la solution à ce problème. Hélas, en 1989, l’étude CAST a montré que des molécules efficaces à diminuer les extrasystoles ventriculaires au Holter, augmentent le risque de mort subite. Cette étude a généré une phase de transition et un nouveau modèle : ce ne sont pas les extrasystoles qu’il faut prendre en compte, mais la cardiopathie.
Les modèles en phase de transition
De la quantité de plaque à la qualité des plaques
Autre grande modification des 25 dernières années, celui de la genèse de l’infarctus du myocarde (IDM). Avec les progrès de l’imagerie coronaire puis de l’angioplastie, l’importance de la sténose coronaire a été envisagée comme un élément fondamental à l’origine de l’IDM. Mais les recherches de la fin des années 1980 ont montré qu’il n’y avait pas de corrélation entre l’importance de la sténose coronaire et le risque d’IDM et un nouveau modèle, non mécanistique a été développé, celui de plaque instable. Ce modèle a été renforcé par des études montrant que des traitements pharmacologiques, supposés stabiliser les plaques, comme les statines, diminuent le risque d’IDM, alors que l’angioplastie coronaire, chez des patients stables, ne modifie pas le risque d’IDM (étude COURAGE).
Cependant, bien qu’un nouveau modèle soit opérationnel, ce que l’on qualifiera d’une façon politiquement correcte de « force de la pratique » fait que le traitement pharmacologique de l’angor stable n’a pas pris la place de l’angioplastie coronaire mais s’est additionné à celle-ci sans la remettre vraiment en cause.
Le LDL : rien que le LDL ?
Au milieu des années 1980, la lipidologie était une science complexe prenant en compte plusieurs particules dénommées apolipoprotéines et, plus encore, des classifications de leurs taux plasmatiques relatifs. Les cardiologues étaient alors peu investis dans le traitement des « dyslipidémies ». À partir de la seconde moitié des années 1990 et dans la décennie 2000-2010, tout cela s’est simplifié : seul le LDL a été considéré comme une cible thérapeutique, quels que soient les rapports respectifs et relatifs des différentes lipoprotéines, et seules les statines ont montré un bénéfice clinique, même en cas de HDL cholestérol bas.
Les cardiologues ne sont pas devenus pour autant des lipidologues, mais d’importants prescripteurs de statines dans l’objectif de réduire le risque cardiovasculaire et non pas de modifier les lipides. Cependant, le paradigme préalable reste actif puisque, plutôt que de proposer une dose donnée de statine en fonction d’un risque donné, c’est encore une cible de LDL qui est fixée, avec des considérations thérapeutiques parfois autres que les statines selon les valeurs du HDL et des triglycérides.
Le diabète : le prototype contemporain de la phase instable
Le cas du diabète est un modèle de la phase instable caractérisant l’évolution des connaissances scientifiques. Ainsi, l’étude UKPDS, méthodologiquement imparfaite au point que ses résultats ne peuvent être qualifiés de valides, est promue depuis son aboutissement en 1998, comme la référence indépassable ayant démontré le bien-fondé de l’abaissement de la glycémie, voire de l’hémoglobine gliquée (non dosée dans l’étude mais extrapolée à partir des glycémies). Si cette étude a été largement promue, 28 ans auparavant, une étude ayant montré une augmentation de mortalité avec les hypoglycémiants, l’étude UGDP, avait été occultée. Ceci illustre d’une part le biais cognitif de confirmation d’hypothèse (seul est retenu l’argument favorable même s’il est imparfait) et les forces culturelles à l’œuvre dans la propagation des idées scientifiques.
Depuis l’étude UKPDS, plusieurs essais de meilleure qualité n’ont montré aucun bénéfice majeur de la diminution de l’hémoglobine gliquée (étude PROACTIVE, VADT, etc.), voire un risque augmenté de décès cardiovasculaires ou de mortalité totale (études ACCORD et NICE Sugar). Il a aussi été montré qu’au moins deux molécules diminuant l’hémoglobine gliquée, augmentant le HDL, diminuant les triglycérides et préservant la fonction des cellules bêta-pancréatiques, le muraglitazar et la rosiglitazone, augmentent le risque d’IDM.
Pour le moins, le paradigme du bien-fondé de la diminution de la glycémie dans la prise en charge du diabète de type 2 est ébranlé, mais, tant qu’un nouveau modèle n’aura pas été développé, ce domaine de la médecine restera en phase instable et l’objet de discours contradictoires.
Vers les rendements décroissants ?
Le modèle des rendements décroissants est issu des sciences économiques mais semble s’adapter à la médecine. Explication par l’exemple, pour lequel les chiffres sont factices : soit un terrain d’un hectare cultivé par un seul ouvrier agricole qui produit à lui seul 20 quintaux de céréales. Ajoutons un deuxième ouvrier, la production est alors accrue à 25 quintaux, le rendement marginal est donc de 5. Ajoutons un troisième ouvrier, la production est alors accrue à 35, le rendement marginal est donc de 10, etc. Jusqu’à un ce qu’il y ait un nombre d’ouvriers où il n’y aura plus d’amélioration du rendement (phase de plateau), voire jusqu’à un autre seuil où la production pourra décroître, les ouvriers trop nombreux se gênant mutuellement.
En médecine, il est possible que, si une addition de traitements différents améliore le pronostic cela puisse être constaté jusqu’à un certain niveau. Puis, à partir d’un seuil, tout nouveau traitement n’aura plus d’effet alors que seul, il pourrait être efficace. Et, peut-être même qu’à un autre seuil, les interactions entre traitements seront telles que le nouveau traitement paraitra délétère.
Va-t-on vers un tarissement des possibilités de bénéfice thérapeutique en pharmacologie ?
Comment améliorer encore le rendement ou plutôt, dans notre cas, le bénéfice ? Les économistes répondent à cette question en montrant qu’une augmentation du rendement ne peut venir que d’une innovation technologique majeure ou d’une innovation institutionnelle.
Ce modèle semble avoir des applications en médecine comme le suggère les exemples suivants. L’image type du rendement décroissant pourrait être illustrée par l’utilisation des anti-thrombotiques : au-delà d’un certain nombre, il n’y a plus de bénéfice et un risque hémorragique majoré. L’image type de l’innovation technologique pourrait être illustrée par l’utilisation des défibrillateurs pour pallier l’insuffisance des anti-arythmiques et, par la stimulation multisite, le rendement décroissant des traitements pharmacologiques de l’insuffisance cardiaque. L’image type de l’innovation institutionnelle pourrait être illustrée par la publication de recommandations et par la promotion des méthodes d’évaluation de la pratique afin d’assurer une plus grande prescription des traitements efficaces et donc une meilleure efficience.
Un grand gagnant, le modèle des essais thérapeutiques contrôlés
La pratique des essais thérapeutiques contrôlés est l’élément majeur qui a dominé la cardiologie des 25 dernières années au point d’avoir conduit aux phases de transition et de changements de certains paradigmes. C’est par cette méthode, actuellement la mieux adaptée à l’évaluation des traitements, qu’ont été évaluées les hypothèses thérapeutiques des paradigmes anciens contribuant à les valider ou les rejeter. Ce mode d’évaluation du bénéfice clinique, a été à l’origine d’une nouvelle organisation de la pratique et de l’enseignement. Il a connu plusieurs phases dans ses résultats.
La phase de l’âge d’or ou le tri sélectif des essais contre placebo
Avant les essais cliniques, le bien-fondé d’un traitement reposait sur le raisonnement physiopathologique, sur une observation non systématique et sur l’avis d’experts, ce que certains qualifient d’Eminence based medicine. Lorsque les limites de ces modes d’évaluation sont devenues flagrantes, le modèle scientifique des essais thérapeutiques contrôlés s’est imposé pour évaluer l’effet réel des traitements. Et il y eut l’âge d’or s’étalant schématiquement de 1985 à 2000. Durant cette phase, les traitements nouveaux, mais aussi quelques anciens, ont pu être évalués contre placebo. Et, lors de ces 15 années, les traitements inefficaces ou délétères ont été éliminés et les traitements bénéfiques maintenus, constituant le nouveau socle de la pratique cardiologique et marquant une période de progrès majeurs pour la réduction du risque. Au passage, quelques paradigmes ont aussi été bousculés.
Puis la phase de rendement décroissant
Mais, depuis le début des années 2000, de nombreux essais thérapeutiques, soit contre placebo, soit contre traitement de référence n’ont plus permis d’enregistrer des succès aussi majeurs que lors des 15 années précédentes. Cette phase rappelle celle du modèle des rendements décroissants car souvent, depuis 2000, les nouveaux traitements ont été évalués en sus des traitements dont le bénéfice avait été validé dans la phase précédente. Est-ce pour cette raison que leur apport est alors apparu comme faible ou nul ?
Et la nouvelle phase : incertaine
La période actuelle, faisant suite à une succession d’échecs, a plusieurs conséquences. Une première est que la difficulté à découvrir une nouvelle molécule et à la valider en termes de bénéfice, donc à conquérir de nouveaux marchés, contribue à détourner progressivement l’industrie pharmaceutique de la recherche cardiovasculaire. Il est ainsi probable que les années à venir apporteront moins de progrès pharmacologiques que les années 1985-2000. Une deuxième est que, comme en économie, ce qui peut permettre à nouveau un rendement croissant n’est pas l’exploitation d’un même modèle, mais une modification des processus d’innovation. Les exemples des progrès technologiques (méthodes ablatives, défibrillateurs, stimulateurs multisites, etc.) rendent compte que des progrès ont encore pu être obtenus dans la prise en charge des troubles du rythme et de l’insuffisance cardiaque, mais par d’autres voies que pharmacologiques. Et ces modèles encouragent le développement de nouvelles voies thérapeutiques : dénervation rénale, stimulation vagale mais aussi transplantation cellulaire, etc. Il est donc possible que l’avenir de la cardiologie soit moins pharmacologique et plus technologique.
En guise de conclusion : 1 000 numéros et un ami
Mais, au-delà de toutes ces discussions « épistémologiques », il y a des choses plus importantes dans la vie.
Ainsi, en 1000 numéros de Cardiologie Pratique, le cardiologue a pu avoir une vision progressive des changements de la cardiologie. Pour cela, il a un ami, Cardiologie Pratique. Et il a des amis, l’équipe rédactionnelle de Cardiologie Pratique. Qu’ils en soient tous remerciés et qu’ils puissent affronter avec sérénité la période difficile qui a déjà débutée.
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