Publié le 05 juin 2012Lecture 8 min
La transfusion est-elle dangereuse chez le coronarien ?
J. SILVAIN, Groupe Hospitalier Pitié-Salpêtrière, Paris
Les patients coronariens souffrant d’anémie sont actuellement traités par une utilisation relativement libérale de la transfusion sanguine. Cette pratique est particulièrement vraie lorsque cette anémie est aiguë et/ou fait suite à une hémorragie compliquant les gestes d’angioplastie interventionnelle.
D’un point de vue clinique, les effets bénéfiques de la transfusion sanguine ont été retrouvés dans de vastes études cliniques dont celle de Wu et coll. qui a étudié une cohorte américaine de 78 974 patients hospitalisés pour un infarctus aigu du myocarde et âgés de plus de 65 ans. Chez ces patients, la présence d’une anémie à l’admission était associée à une augmentation de la mortalité à 30 jours, atteignant 35-39 % chez les patients ayant une hématocrite ≤ 27 %. Les patients recevant une transfusion de globules rouges pour une anémie à < 10 g/dl (hématocrite ≤ 33 % dans l’étude) bénéficiaient d’une réduction apparemment linéaire de la mortalité à 30 jours(1). Ce type d’étude est à l’origine de la pratique séculaire de transfusion systématique des patients coronariens anémiques avec comme objectif un taux d’hémoglobine > 10 g/dl ou un taux d’hématocrite > 30 %, pratique couramment appliquée dans nos services de cardiologie.
Augmentation du risque hémorragique liée au développement d’antithrombotique plus puissant
L’émergence de plusieurs nouveaux traitements antithrombotiques dans le traitement des syndromes coronaires aigus (SCA), que ce soit de nouveaux anticoagulants ou de nouveaux antiplaquettaires, a conduit les cardiologues à étudier l’impact des hémorragies sur le pronostic des malades.
Dans le cadre du traitement des SCA, certains traitements antithrombotiques semblent diminuer le risque hémorragique, notamment au point de ponction lors de la réalisation d’angioplastie par voie fémorale(2,3).
D’autres, comme le clopidogrel, le prasugrel ou le ticagrelor, bien qu’extrêmement efficaces dans la réduction des récidives ischémiques et même de la mortalité pour le ticagrelor, sont associés à une augmentation systématique des complications hémorragiques(4-6). Ainsi, les cardiologues, dans un souci d’amélioration du pronostic des malades, sont de plus en plus confrontés à la gestion du dilemme découlant de l’anémie aiguë due à un saignement et à l’utilisation de la transfusion sanguine chez les patients coronariens. Le taux réel de transfusion est difficile à préciser en pratique courante, lié à l’absence de définition consensuelle et varie énormément (figure 1). Il est probablement sous-estimé dans les résultats d’études randomisées et probablement élevé dans le registre américain tel que CRUSADE (10,4 %).
Figure 1. Taux d’utilisation des transfusions sanguines dans les études randomisées sur les patients souffrant d’un SCA. (*TRITON et PLATO mélangeaient des patients SCAST+ et ST-). CRUSADE est un registre américain.
Un impact clinique des hémorragies mieux défini
La localisation (intracrânienne par exemple) ou la nature torrentielle d’une hémorragie (gastro-intestinale ou rétropéritonéale) peuvent entraîner la mort. Les saignements périprocéduraux, souvent caractérisés de « majeurs » dans la stratification des hémorragies, prolongent les hospitalisations et sont associés à de nombreuses complications(7). Ainsi, de nombreuses études retrouvent un impact délétère des évènements hémorragiques majeures(8,9) avec un effet semblable si ce n’est plus néfaste qu’un nouvel incident ischémique en terme de mortalité(2,10).
Les patients susceptibles de saigner sont souvent plus fragiles et porteurs de comorbidités telles que l’âge avancé, l’insuffisance rénale, une anémie préexistante, et se présentent souvent avec une plus grande sévérité de la maladie (fréquence élevée d’infarctus du myocarde associé). Cela rend difficile l’interprétation de l’impact des saignements sur l’augmentation de la morbi-mortalité associée aux hémorragies qui, bien que d’origine multifactorielle, est retrouvée de façon constante, après ajustement sur ces variables confondantes. Les explications à cette relation néfaste sont nombreuses, dont le cercle vicieux formé par l’association de l’arrêt des thérapeutiques antithrombotiques et l’utilisation de la transfusion sanguine, qui semble par elle-même associée à des effets délétères prothrombotique et pro-ischémiant (figure 2).
Figure 2. Cercle vicieux de la relation hémorragie-thrombose chez les patients coronariens.
Pourquoi transfuse-t-on les patients coronariens ?
La transfusion de concentrés globulaires est censée augmenter l’apport d’oxygène en augmentant la concentration en hémoglobine. L’anémie est associée à un certain nombre de réponses inadaptées, telles que l’augmentation du tonus sympathique, l’accélération de la fréquence cardiaque et l’accroissement de la contractilité du myocarde, qui sont tous préjudiciables chez les patients coronariens.
Par conséquent, la transfusion semble être une approche logique pour diminuer cette réponse inadaptée et l’ischémie myocardique.
En outre, les études biologiques suggèrent que les patients souffrant de maladies coronaires peuvent exiger des taux d’hémoglobine plus élevés pour maintenir un apport en oxygène suffisant dans les artères sténosées ou occluses(11).
Impact clinique des transfusions sanguines chez le coronarien
De récentes études suggèrent un rôle indépendant de la transfusion de globules rouges sur le pronostic cardiovasculaire des patients coronariens(12,13). Ainsi, Rao et coll. ont examiné l’impact de la transfusion de globules rouges chez 24 112 patients atteints de SCA inclus dans 3 grands essais internationaux. Les patients transfusés avaient une augmentation significative de la mortalité toutes causes à 30 jours et ce, après ajustement sur les critères de gravité.
Les taux de mortalité étaient particulièrement élevés lorsque les transfusions étaient administrées chez des patients ayant un hématocrite ≥ 25 %, suggérant un effet délétère lorsque la transfusion était utilisée chez des patients n’ayant pas d’anémie majeure ou menaçant le pronostic vital(14).
Risques liés à la transfusion sanguine
Les mécanismes par lesquels la transfusion de globules rouges semble avoir un impact sur le pronostic des malades coronariens n’ont pas été encore complètement déterminés. Les risques généraux associés à la transfusion, bien que rares, comprennent des risques non spécifiques, heureusement, rarement rencontrés en pratique clinique, et des risques infectieux, désormais exceptionnels. D’autres risques, isolés par des études biologiques, sont plus fréquents, voire systématiques et peuvent être à l’origine d’une augmentation des évènements thrombotiques :
- les risques liés au stockage prolongé des culots globulaires,
- les risques spécifiques liés à l’activation plaquettaire (figure 3).
Figure 3. Mécanismes physiopathologiques impliqués dans l’effet prothrombotique de la transfusion de globules rouges(17).
Effet du stockage prolongé des culots globulaires
Le stockage prolongé de globules rouges a été associé à l’activation de plusieurs marqueurs inflammatoires et des voies d’activation de la thrombose. Ainsi, la transfusion, en particulier de sang conservé, est associée à une exposition accrue à l’inhibiteur de l’activateur du plasminogène (PAI-1) (une protéine soluble procoagulante) entrainant une élévation du taux de microparticules endothéliales ainsi qu’à une diminution de la protéine C activée, deux processus stimulant l’inflammation avec un accroissement du risque de thrombose. De plus, les hématies stockées ont de faibles teneurs en acide 2,3-diphosphoglycérique (2,3-DPG), créant une hémoglobine à haute affinité pour l’oxygène, qui va limiter l’oxygénation tissulaire et favoriser de façon paradoxale l’ischémie myocardique.
Le stockage prolongé va également se traduire par : une fragilité accrue des hématies et une agrégabilité, entrainant une obstruction microvasculaire ; un appauvrissement en monoxyde d’azote (NO), qui va entrainer une altération de la réponse vasodilatatrice à hypoxie tissulaire. Tous ces mécanismes vont aggraver d’autant plus l’ischémie tissulaire.
L’activation plaquettaire par la transfusion sanguine
Un des mécanismes potentiels permettant d’expliquer l’impact négatif de la transfusion sur le pronostic des patients coronariens est son effet sur l’activation plaquettaire, effet qui semble indépendant de la durée de stockage du sang. Cet effet pourrait être lié à la libération d’adénosine diphosphate (ADP). Ainsi, dans un contexte de coronaropathie, un taux relativement élevé d’ADP peut stimuler directement la réactivité plaquettaire et provoquer une thrombose plaquettaire. Cette élévation d’ADP peut également stimuler l’infiltration monocytaires et/ou de neutrophiles de la plaque d’athérome – événement qui peut provoquer l’instabilité de la plaque, sa rupture et une thrombose coronaire(15). L’ADP est également impliqué dans la stimulation du CD40 ligand (CD40L), une protéine qui peut se lier aux cellules endothéliales et stimuler l’expression des métalloprotéases, entrainant une augmentation de la teneur inflammatoire et prothrombotique du sang.
Démonstration in vitro chez le volontaire sain
Récemment, notre équipe a publié une étude menée in vitro avec du sang provenant de volontaires sains, évaluant l’impact de la transfusion de globules rouges sur activation et l’agrégation plaquettaires(16).
Nous avons pu démontrer la relation jusque là théorique des effets de la transfusion sanguine sur l’activation et l’agrégation des plaquettes chez l’homme.
En effet, des globules rouges obtenus à partir de sacs de transfusion ont été ajoutés ex vivo à du sang total frais fourni par des volontaires sains. Des mesures de la réactivité plaquettaire post-transfusionnelles par 3 techniques différentes ont montré une augmentation significative de l’agrégation plaquettaire et une augmentation importante de l’expression de la P-sélectine (un marqueur de l’activation plaquettaire). L’augmentation de l’index de réactivité plaquettaire (PRI) mesurée par la protéine VASP, protéine qui a une spécificité élevée pour le récepteur plaquettaire P2Y12, suggère un rôle au moins partiel de ce récepteur dans cette activation.
Implications cliniques
Lorsqu’un patient a une hémorragie active, son métabolisme développe un certain degré d’activation plaquettaire physiologique destinée à contenir le saignement. Maintenant, lorsque ce patient reçoit des transfusions sanguines, il peut y avoir une augmentation marquée de l’activation plaquettaire, peut-être supérieure au degré nécessaire à l’arrêt de l’hémorragie pouvant prédisposer à un évènement ischémique d’origine thrombotique. Cet effet est d’autant plus vrai qu’il s’agit d’un patient en situation « instable », par exemple dans le cadre d’un SCA, et ayant un certain degré d’activation plaquettaire préexistant. L’arrêt des médicaments antithrombotiques dans ce contexte devient alors déterminant. De plus, plusieurs études réalisées, chez les coronariens souffrant d’un SCA et bénéficiant d’un pontage aortocoronaires, retrouvent un bénéfice sur la mortalité avec des médicaments antithrombotiques puissants alors que ces patients saignent plus.
Bien évidemment, d’autres études cliniques sont nécessaires avant que ces résultats ne puissent être appliqués directement aux patients coronariens anémiques qui reçoivent des transfusions sanguines. Néanmoins, l’accumulation des donnés cliniques et biologiques, renforce la notion que la transfusion sanguine ne doit être entreprise chez les patients coronariens que lorsqu’elle est absolument indiquée (instabilité hémodynamique ou souffrance ischémique avérée) et que tous les efforts doivent être entrepris afin de poursuivre le traitement antiplaquettaire, dans les limites du bon jugement clinique et du bon sens.
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